A partir des années 2000, l'introduction de vastes centres commerciaux à Rabat et Casablanca a totalement reconfiguré les liens de sociabilité, notamment chez les jeunes marocains. Ces espaces ont désormais un poids social très important. Comment les centres commerciaux ont reconfiguré le rapport de la jeunesse marocaine à la zanka (la rue) ? C'est la question autour de laquelle s'articule l'étude de Tarik Harroud, «Les shoppings malls de Rabat : des espaces publics ''par défaut'' pour les jeunes adolescents Rbatis» (2018), qui analyse les ressorts avec lesquels les rapports des jeunes marocains avec les espaces publics se sont renouvelés, et comment les centres commerciaux sont devenus des lieux de «sociabilités juvéniles inédites». «Le Mega Mall de Rabat est devenu une destination importante de la capitale. A Casablanca, le Morocco Mall représente la première destination des Marocains et des étrangers, devant la mosquée Hassan II. Ces espaces occupent un poids social très important», note Tarik Harroud, architecte et enseignant-chercheur à l'Institut national d'aménagement et d'urbanisme (INAU), contacté par Yabiladi. Les jeunes sont, avec les femmes, les principaux profils ciblés par ces complexes. Les centres commerciaux abritent des espaces de mixité et de rencontres pour les adolescents, explique Tarik Harroud dans son étude : «Le food-court ainsi que l'espace café du bowling, situé au Méga Mall, sont souvent, voire exclusivement, investis par des groupes d'adolescents et de lycéens qui y viennent en grand nombre pour se divertir ou préparer leurs examens scolaires. (…) Dans l'esprit de ces jeunes, ces espaces sont en quelque sorte des coins qui leur sont réservés et dans lesquels ils s'y reconnaissent.» S'ils investissent principalement les espaces récréatifs et dédiés à la restauration rapide, «il n'est pas rare de les voir se balader dans la galerie marchande, rappelant les pratiques de déambulation réalisées, autrefois, sur les boulevards prestigieux de Rabat». C'est ainsi que les longues galeries marchandes bordées d'enseignes internationales se sont substituées à la zanka. Des espaces de mixité générationnelle, sociale et culturelle Au départ, les centres commerciaux, notamment le Méga Mall et le Morocco Mall, visaient les classes moyennes supérieures et aisées, avant d'élargir leurs cibles aux classes moyennes. La clientèle s'est donc largement hétérogénéisée en termes de catégories socioprofessionnelles. «On y trouve désormais des possibilités de brassage sociale. Les centres commerciaux sont les rares espaces de mixité sociale à Rabat. Cette mixité n'est pas que sociale et économique, elle est aussi générationnelle et culturelle : on y trouve des jeunes, des vieux ; des Marocains, des Européens, des étrangers d'autres pays», souligne Tarik Harroud. «Ce sont des espaces de mixité malgré des contraintes sur le front de l'accessibilité : la plupart des centres commerciaux sont situés dans des zones qui ne sont pas desservies par les transports en commun, et les produits, en termes de prix, ne sont pas accessibles à tout le monde», ajoute cet architecte. Des contraintes que la clientèle parvient à contourner par d'autres pratiques qui ne sont pas ciblées par les promoteurs, comme le lèche-vitrine ou la promenade, rappelant les activités qui avaient autrefois les faveurs de la zanka. «Les centres commerciaux ont amené de nouvelles formes de sociabilité et de pratiques de l'espace public», résume Tarik Harroud. Alors qu'avant les sociabilités se faisaient entre enfants et adolescents du même quartier, cette proximité s'est réduite comme peau de chagrin avec l'arrivée des malls. «Aujourd'hui, les enfants et adolescents se sociabilisent avec ceux des autres quartiers, voire des autres villes.» Une sociabilité encouragée par les promoteurs «En rassemblant des activités diverses (d'approvisionnement de restauration, de divertissement, de déambulation, etc.), le mall représente, pour une partie de ces jeunes, une ville miniature qui a tendance à supplanter d'autres espaces urbains avec lesquels ils entretiennent de moins en moins de relations», écrit Tarik Harroud dans son étude. Cette réappropriation des sociabilités par les centres commerciaux est savamment entretenue par les promoteurs qui regroupent au sein de ces complexes des activités multiples (commerces, loisirs, restauration, espaces de jeux), alors qu'auparavant celles-ci étaient décloisonnées. Le tout dans un cadre sécurisé et animé. «Ce sont des éléments très recherchés par des citadins aujourd'hui et qui expliquent l'attractivité de ces malls. Les centres commerciaux mettent en valeur leurs espaces à travers des pratiques d'animation, de mise en scène architecturale, commerciale. Il y a la fois des espaces marchands et non marchands ; c'est une manière de jouer sur l'ambiguïté. Les gens, eux, se retrouvent dans cette ambiguïté : ils font dans ces endroits aussi bien du shopping que des promenades», analyse encore Tarik Harroud. L'auteur Tarik Harroud est architecte-géographe et enseignant-chercheur à l'Institut national d'aménagement et d'urbanisme (INAU) de Rabat. Ses champs de recherche portent principalement sur les mutations urbaines ainsi que la pratique des lieux publics et des espaces marchands au Sud. Il a publié dans ce sens un ensemble travaux, dont «Les shoppings malls de Rabat : des espaces publics ''par défaut'' pour les jeunes adolescents Rbatis» ; «Les pratiques juvéniles et féminines dans les malls de Rabat : usages et représentations d'un lieu ''commun'' inédit» ; «Les pratiques de ''résistance'' dans les malls de Rabat-Salé : accessibilité et usage social d'un espace sélectif». La revue «Enfances Familles Générations» (EFG) est une revue internationale francophone de recherche et de transfert de connaissances sur la famille. Elle a été créée en 2004 au Québec et participe à la production des savoirs dans une perspective interdisciplinaire (sociologie, anthropologie, droit, démographie, sexologie, travail social). Les travaux de recherche qu'elle publie portent sur la transformation de la famille et les rapports de génération partout dans le monde. Publiée trois fois par an, la revue est diffusée uniquement par voie électronique en accès libre sur les portails d'Erudit et de OpenEdition Journals.