Les devoirs des enfants envers leurs parents âgés restent intacts dans la mentalité des Marocains bien qu'ils adoptent un mode de vie de plus en plus contradictoire, révèlent les sociologues Jean-Noël Ferrié et Saadia Radi. Selon eux, le Maroc est dans le déni de cette évolution et risque de découvrir trop tard le besoin urgent d'une prise en charge publique. La piété filiale est certainement l'une des valeurs les plus fortes au Maroc. Elle est souvent brandie avec fierté devant les images honteuses des mauvais traitements infligés aux personnes âgées dans les maisons de retraite en Europe. Elle pourrait cependant ne pas suffire à protéger le Maroc de ces errances. Jean Noël Ferrié et Saadia Radi, chercheurs à l'Université Internationale de Rabat, ont étudié le rapport entre le discours moral des enfants et des parents âgés appartenant à la petite classe moyenne par rapport à leurs actes et à leur mode de vie. Dans leur article «Entre deux modèles : les devoirs vis-à-vis des personnes âgées au Maroc», paru en 2019, ils notent des contradictions et des arrangements mais surtout le dangereux déni dans lesquels ceux-ci s'opèrent. Le déni... Pendant leur enquête, ils ont découverts que beaucoup de parents âgés vivaient seuls dans leur maison grâce au soutien financier, matériel et logistique de leurs nombreux enfants. Lorsque les parents vivaient avec l'un de leurs enfants, c'était uniquement avec celui de la fratrie qui avait le moins réussi. Surtout, ce dernier restait vivre avec ses parents dans la maison familiale : il n'accueillait pas ses parents dans sa propre maison. «Si les enfants ne cessaient d'exprimer leur piété filiale, faisant, notamment, référence aux hadiths et au Coran, [dans les faits, ndlr] les modalités de mise en œuvre de cette piété apparaissent décalées, puisqu'elles organisent bien plus la distance que le rapprochement.» Jean Noël Ferrié et Saadia Radi Les enfants ont ainsi eu tendance à souligner qu'ils se comportaient conformément à leur obligations morales en appelant régulièrement leurs parents, en leur rendant visite, en leur donnant de l'argent… Aucun, cependant, soulignent les chercheurs, n'a envisagé le fait de les accueillir chez lui, dans sa propre maisonnée. Dans ce contexte, l'aide et le soutien accordés aux parents sonnent comme des sacrifices, des efforts. Un constat particulièrement manifeste lorsque les enfants parlent des visites plus ou moins longues que leurs parents peuvent leur rendre. Sans jamais critiquer directement celles-ci, les enfants manifestent tout au long de leur récit le dérangement de leur existence causée par cette visite. «Aucun des enfants ne soutenait que la vie avec les parents fût une charge et la tranquillité de leur vie familiale ce qui compte le plus [mais] tous se comportaient suivant cette idée. […] Cette attitude avait l'avantage de concilier la norme [morale] et les faits, puisque les [enfants] exprimaient, ce faisant, les efforts découlant de leur piété filiale et montraient ainsi la robustesse de celle-ci.» Dar Ajazzaà Moulay Idriss Zerhoune - Ph. Yabiladi.comDar Ajazza à Moulay Idriss Zerhoune - Ph. Yabiladi.com Les maisons de retraites ? Prolongeant leur enquête jusque dans un Centre de personnes âgées géré par une «Association musulmane de bienfaisance», à Khénifra, les deux chercheurs ont entendu au sein du personnel exactement le même discours. Les soignants expliquaient la solitude des parents par des enfants ingrats ou l'absence des enfants par la méchanceté des parents. De fait, le fonctionnement même du Centre confirmait l'idée que la solidarité collective n'intervenait qu'en l'absence de la solidarité familiale intergénérationnelle : une enquête était toujours menée, avant d'accepter un nouveau résidant, pour savoir s'il n'avait vraiment aucun enfant pour s'occuper de lui. «Il en découle, notamment, que l'établissement est conçu comme traitant l'exception, le dysfonctionnement du lien social normal.» Jean Noël Ferrié et Saadia Radi Pour les deux chercheurs, le déni manifeste des changements qui commencent à s'opérer dans la société marocaine – déjà, les enfants préfèrent ne pas vivre avec leurs parents – peut être très dangereux car il exonère l'Etat de toute responsabilité. Puisque la prise en charge des personnes âgées est encore moralement et majoritairement de la responsabilité des familles, l'Etat n'a pas à s'en charger. «En termes d'action gouvernementale, ceci veut dire que les gouvernants gagnent du temps.» Jean Noël Ferrié et Saadia Radi Pour les auteurs, en effet, l'évolution des modes de vie actuels pourrait se poursuivre et les futures personnes âgées n'auront peut être pas plaisir à aller vivre chez leurs enfants, sans compter qu'avec deux enfants ou trois par couple, la charge pour ces derniers sera considérable. «Le discours du "mes-parents-avant-tout" a ainsi, malgré sa consistance (et à cause d'elle), toutes les apparences d'un leurre, donnant l'illusion que l'action publique peut attendre.» Jean Noël Ferrié et Saadia Radi Citation du roi Hassan II / Ph. BehanceCitation du roi Hassan II / Ph. Behance La revue La revue Gérontologie et Société a été fondée par la Fondation Nationale française de Gérontologie en 1972. En 2015, l'édition de la revue a été reprise par la Caisse nationale d'assurance vieillesse en France. Elle cherche à assurer à ses lecteurs des textes solidement ancrés dans leur champ professionnel ou disciplinaire mais accessibles également à des non-spécialistes permettant l'entretien du dialogue entre la décision politique, managériale ou professionnelle et la recherche. Les auteurs Jean-Noël Ferrié Politiste et sociologue français, il a d'abord été enseignant chercheur au Caire, en Egypte en 1998, avant de devenir brièvement attaché de coopération près de l'ambassade de France à Kaboul, pour finalement rejoindre le Maroc en 2010. Directeur de recherche au CNRS, en France, il dirige aujourd'hui Science Po Rabat au sein de l'Université internationale de Rabat. Ses travaux ont d'abord porté sur les systèmes politiques et leurs emprunts à l'islam en Afrique du Nord. Ils se tournent aujourd'hui plus vers l'étude des comportements collectifs et des politiques publiques au Maroc, notamment en termes de santé publique. Saadia Radi Anthropologue, Saadia Radi est aujourd'hui chercheuse associée à Université internationale de Rabat. Marocaine, elle a poursuivi, comme Jean Noël Ferrié ses recherches en Egypte avant de revenir au Maroc. Elle travaille sur le secteur de la Santé et ses liens, notamment, avec les croyances et le religieux.