La céramique et les bâtiments centenaires qui font la beauté de plusieurs villes siciliennes symbolisent communément la cohabitation byzantine, arabe, puis arabo-normande, dans une région italienne qui a fortement été influencée par les dynasties arabo-musulmanes durant près de deux siècles. Entre haut Moyen Âge (Ve – Xe s.) et période romane (Xe – XIIe s.), le sud de l'Italie a vécu des siècles de richesse culturelle. Celle-ci dénote de la fusion entre différents styles artistiques aux référentiels historiques variés, particulièrement en Sicile. Empire byzantin (330 – 1453), souverains aghlabides (800 – 909), fatimides (909 – 1171) et zirides (972 - 1148) se sont en effet succédés, avant l'instauration du royaume normand, achevée en 1130. Au déclin de la domination musulmane, des édifices ont ainsi été convertis. D'autres ont disparu, mais ont inspiré grandement les architectes normands. L'archéologue et historien français Jean-Marie Pesez indique en effet qu'il est «difficile de trouver des témoins de la Sicile musulmane qui n'appartiennent pas à la période suivante». Notamment dans sa publication «Sicile arabe et Sicile normande – châteaux arabes et arabo-normands». La chapelle palatine fait partie du Palais arabo-normand / Ph. sicile-sicilia.net La centralité des savoir-faire arabes en Sicile «L'art arabo-normand est à la Sicile ce que l'art mudejar est à l'Espagne», explique Jean-Marie Pesez dans sa recherche. Il note cependant que les vestiges témoins de cette période se limitent «à une salle d'une ancienne mosquée reprise dans la construction de l'église Saint-Jean-des-Ermites au XIIe siècle». On les retrouve également au niveau des «soubassements des palais normands (…) et les bains de Cefalà, qu'une inscription formant un bandeau en couronnement attribue à un émir palermitain». La civilisation islamique a laissé trois témoins essentiels de son époque, énumérés par Jean-Marie Pesez. Il s'agit des mosquées, des palais princiers et des bains. «Malgré tout, en usage jusqu'à hier, [ces derniers] n'ont pu survivre sans connaître des modifications plus ou moins sensibles ; ils n'ont pas échappé en tout cas à une restauration mutilatrice», souligne-t-il. Dans l'architecture sicilienne, les touches arabes revêtent des aspects religieux. Ainsi, elles se caractérisent par des coupoles «plus élancées que de simples calottes hémisphériques», et «s'élèvent sur un tambour carré ou octogonal». Jean-Marie Pesez décrit également leur emplacement «remarquable» : «Les coupoles ne rassemblent pas l'espace comme dans l'architecture byzantine ; tangentes au mur du fond, elles entretiennent avec l'abside le même rapport que la coupole de la mosquée avec le mihrab.» Les bains arabes de Cefalà à Palerme / Ph. DR. L'assise intérieure «sur des trompes en niches, ou à arcs emboîtés» tire aussi son origine des traditions musulmanes. «S'y ajoutent les colonnettes insérées dans des angles rentrants ou des caractéristiques peut-être plus incertaines comme les arcatures aveugles ou entrecroisées ou la polychromie», retrouvés également dans des châteaux à Palerme et les résidences des Normands. Des influences architecturales Au niveau des entrées maritimes et terrestres de Palerme par exemple, le Castello a mare est érigé pour «surveiller le port et, à l'emplacement de la citadelle antique, le Palais royal, siège du pouvoir et résidence (appelé aujourd'hui Palais des Normands)», note le chercheur français. «Du premier il reste un moignon, le second a été constamment repris et agrandi», rappelle-t-il. A l'extérieur de la ville, les anciens rois se sont servis de cette extension fertile pour investir cinq résidences. Il s'agit de palais dédiés au plaisir, appelés «solazzi» et situés au cœur de grands espaces boisés. «De ces cinq principaux châteaux qu'accompagnaient des pavillons plus modestes, deux seulement sont demeurés à peu près intacts : la Zisa et la Cuba ; et deux autres ont laissé quelques vestiges mutilés, la Favara et lo Scibene ; de l'Altofonte il ne reste rien ou à peu près», écrit le spécialiste. Jean-Marie Pesez souligne que La Favara et l'Altofonte, ont été construits par le roi de Roger II de Sicile (1130 – 1154), qui a combattu pour l'unification de l'Italie. Ces édifices reprennent des résidences estivales des émirs arabes Kalbites (948 – 1044), établies dans ce qui s'appelle le Parc vieux et dans le Parc neuf. Après Roger II, Guillaume Ier (1154 – 1166) et Guillaume II (1166 – 1189) mettent en place la Zisa et la Cuba dans un autre parc nommé Genoardo, «de l'arabe Gennet al ardh, le paradis terrestre». Palais de la Cuba / Ph. DR. Selon le chercheur, cette référence «peut être musulmane aussi bien que chrétienne, mais semble en l'occurrence plutôt musulmane». Il est justement «peu pertinent de voir dans les parcs l'imitation de la 'forest' des rois anglo-normands, qui avait d'autres dimensions», explique encore le spécialiste. A cela s'ajoute un système de canalisation et d'approvisionnement en eau proprement développés par les dynasties arabes. Un luxe oriental qui attire le sud de l'Europe Les jeux d'eau dans les «solazzi» palermitains semblent fortement inspirés de ceux présents dans «les palais des Aghlabides et des Fatimides à Kairouan, à Raqqada et à Sabra Mansouriya», où l'on retrouve des modèles plus vastes. Ce rappel de l'Eden est tout autant traduit par les inscriptions ornant le bandeau dans le vestibule de la Zisa, comme le décrit encore Jean-Marie Pesez. Palais de la Zisa / Ph. DR. Ses recherches historiques en arrivent au constat que «c'est dans le décor et les éléments du confort qu'éclatent l'héritage ou la parenté islamique», comme en témoigne «le luxe des solazzi». «L'écriture, les inscriptions sont, on le sait, un des éléments majeurs du décor islamique», soutient-il. Et d'ajouter : «A l'inscription en caractères naskhi de la Zisa, il faut ajouter deux autres inscriptions, celles-ci en caractères coufiques qui couronnent l'une la Zisa – elle a été mutilée par sa transformation en crénelage – et l'autre la Cuba ; cette dernière exalte la noble salle du noble parmi les rois de la terre». Une récente restauration de la Zisa a redonné vie à cet héritage. Elle a notamment «permis de retrouver des traces d'un enduit d'origine (…) qui s'inspire des constructions arabes». Ces palais sont également embellis par «les muqarnas des voûtes couvrant les niches de la tour Pisane, de la Zisa, de la Cuba, de l'Uscibene, ainsi que le plafond de la chapelle palatine». Depuis 2015, cet héritage est sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO.