Yabiladi lance sa nouvelle série #Fikra. Son objectif : vulgariser des publications scientifiques qui portent sur le Maroc. Très pointues ou trop confidentielles, nombre d'entre elles restent encore aujourd'hui inconnues du grand public alors même qu'elles apportent un éclairage crucial sur le Maroc d'aujourd'hui. Karen Rignall, chercheure aux Etats Unis, a étudié pendant des années le système agricole des oasis. Elle relève l'influence determinante des transferts d'argent des MRE dans leur transformation. «Agriculture de la migration». Par cette formule, Karen Rignall, chercheure au département d'Agriculture, Alimentation et Environnement de l'Université du Kentucky, désigne les nouvelles pratiques agricoles qui se sont développées dans les oasis de la vallée du M'goun grâce au soutien financier des émigrés, dans son article «La transformation de l'agriculture familiale dans la vallée du M'goun : nouvelles perspectives sur l'agriculture oasienne», paru dans le cinquième numéro d'Alternatives Rurales en octobre 2017. «Le discours dominant était que, par le passé, le quotidien était rythmé par des famines périodiques et par une grande pauvreté, induite en particulier par le système de métayage», explique Karen Rignall. «Un agriculteur qui avait réussi, et dont la famille avait été auparavant extrêmement pauvre, racontait comment, par le passé, de nombreuses familles dans sa communauté étaient forcées de travailler pour la famille la plus puissante de la région : ''Nous recevions du blé et de l'orge comme paiement et ils gardaient des stocks énormes, qu'ils revendaient en temps de famine. Quand les gens étaient forcés à vendre leur propre terre durant ces périodes, [cette famille] récupérait leurs terres pour quelques grains. Ils se sont enrichis de cette façon.''» «Négrier» Dans les années 60, les recruteurs français ont sillonné la région pour embaucher les hommes forts. Parmi eux, Felix Mora, dont Ali El Baz, ex-coordinateur à l'Association des travailleurs maghrébins en France, rappelle le surnom de «négrier» dans son article «Le combat sans fin des mineurs marocains», publié dans «Plein droit» en juillet 2009. «Mora ''le négrier'', comme le nommait la chanson populaire berbère, était aussi connu que le roi Hassan II, dans les régions du sud du Maroc. Il recrutait à l'arrière-ban des villes cartes postales, à Ouarzazate, Marrakech, Agadir, dans les régions pauvres, ou dites ''inutiles'' par le colon. Dans cette sélection pour une immigration choisie, ''le but recherché c'est du muscle'', disait Mora.» Ali El Baz «Les Berbères du sud ou Chleuhs avaient une tradition de migration, encouragée par le colonisateur. Ils ont formé le plus gros des troupes des travailleurs coloniaux et des tirailleurs marocains. On estime leur nombre entre 350 000 et 400 000, pendant la période du Protectorat, de 1912 à 1956. En 1963, juste après l'indépendance, le Maroc signait avec la France une convention bilatérale sur la main-d'œuvre. Les Charbonnages de France obtinrent ainsi un permis de recruter à grande échelle», ajoute-t-il. Selon l'historien ElKebir Atouf, enseignant chercheur à la Faculté de lettres et de sciences humaines d'Agadir, 80 000 migrants sont partis de la région formée par les vallées du Drâa, de M'goun, du Dadès et du Todgha durant cette période. Pour Karen Rignall, leurs envois d'argent ont permis aux familles restées dans la vallée du M'goun et plus précisément dans le village El Harte, qu'elle a étudié, de déployer et de réinventer l'agriculture oasienne traditionnelle. «Par ce mouvement, elles ont rompu la mainmise qu'avaient les régimes de métayage sur la mobilisation du travail, la propriété foncière et la représentation politique (De Haas et De Mas, 1997). [Les métayers ont renégocié avec les propriétaires leur part des bénéfices, qui est passée de 1/5 à 1/3.] Depuis les années 1970, un petit groupe d'agriculteurs a commencé à cultiver les terres de steppe dans les zones proches d'El Harte», poursuit Karen Rignall. «Durant les années de mise en culture de ces terres, leurs parcelles dans l'oasis leur apportaient les cultures de subsistance et des envois d'argent réguliers des membres de la famille à l'étranger constituaient un complément. (…) L'argent envoyé par les migrants régulièrement était utilisé pour différents investissements, tels que l'achat ou acquisition de terre ou de plants d'arbres, la location d'un bulldozer pour aplanir la terre, l'amélioration du drainage ou l'accès à l'irrigation. L'investissement méthodique des familles dans la terre, en particulier dans la steppe, montre la disponibilité de capitaux (en petites quantités) sur une longue période. Ces investissements ont dû être faits dans la durée, il a fallu du temps pour transformer une steppe aride en une terre productive. Les agriculteurs ont investi petit à petit et se sont montrés patients, attendant que les nouvelles zones soient productives.» Polyculture de résistance Les transformations ont été nombreuses. D'abord, certaines familles ont introduit le maraîchage (pomme de terre, salade, tomate) et d'autres ont planté des arbres comme des amandiers ou des figuiers, alors que les cultures traditionnelles se limitaient au blé d'hiver et au maïs d'été. Ils ont joué des avantages comparés de leurs nombreuses parcelles de terre (ensoleillement, irrigation…). Loin d'opter pour une ou deux cultures intensives et irriguées, les familles ont opté pour une polyculture apte à résister aux aléas permanents du climat et du marché. Elles ont ainsi saisi toutes les occasions de tirer un meilleur profit de la terre : depuis les roseaux secs pour la construction, en passant par les herbes folles taillées pour le fourrage jusqu'au stockage ou la primo-transformation des produits pour les vendre à un meilleur prix. «Quand dans les années 1990, les migrants sont revenus à El Harte ou y ont pris leur retraite, leurs familles dans la vallée de M'goun n'étaient plus dépendantes de ces envois d'argent comme source de financement pour l'agriculture.» Karen Rignall Au-delà du happy end, Karen Rignall reconnaît que toutes les familles n'ont pas réussi de la même façon ce tournant selon, notamment, leur composition, car l'économie locale reste encore largement dépendante de la main d'œuvre familiale gratuite. La scientifique américaine souligne cependant que si l'agriculture oasienne est souvent définie par tous les dangers qui la menace – depuis l'émigration massive jusqu'à la surexploitation des nappes phréatiques en passant le réchauffement climatique –, elle a également été capable de transformations positives grâce aux financements réguliers apportés par les MRE, et à l'intelligence et l'excellente connaissance de l'environnement des populations des oasis. La publication : Alternatives Rurales Alternatives Rurales est une revue scientifique à comité de lecture. Elle a été lancée par le Collectif de scientifiques «Dynamiques rurales, innovations et développement durable» de l'Ecole nationale d'agriculture de Meknès en 2014. Elle a pour objectif de rendre accessible le résultat des nombreuses recherches réalisées sur le monde rural au Maroc. http://alternatives-rurales.org/ L'article L'article complet «La transformation de l'agriculture familiale dans la vallée du M'goun : nouvelles perspectives sur l'agriculture oasienne» : ICI L'auteur : Karen Rignall Karen Rignall a beaucoup étudié les régions présahariennes du Maroc. Elle est aujourd'hui professeure-chercheure au département d'Agriculture, Alimentation et Environnement de l'Université du Kentucky. Quelques-uns de ses articles scientifiques sont accessibles ici : https://uky.academia.edu/KarenRignall