«Mourir est un enchantement» (Actes Sud, 2017) de Yasmine Chami est un roman d'une élégance exceptionnelle, bâti sur une union familiale qui a fusionné, au cœur des litiges de l'Histoire, pour aboutir à la création d'un univers singulier. Mais c'est aussi un texte où le combat des femmes surgit du fin fond de l'intimité féminine pour atteindre un ordre universel. Le fil conducteur du roman s'articule autour de Sara qui se sait condamnée à la mort. D'un grand sac de toile, elle extrait des photos de famille, ranimant ainsi les souvenirs d'une époque perdue. Chaque cliché se présente, sous les yeux de Sara, comme une description réaliste d'un moment figé renaissant de ses cendres. Un lourd héritage Les souvenirs défilent selon un désordre diachronique tout en retraçant l'histoire riche d'un Maroc de militantisme. Les conversations politiques sillonnent le texte, accompagnées de la musique orientale, des chants d'Oum Kalthoum et des parfums de fruits. Les photos font remonter à la surface l'époque agitée des années soixante- dix, mais pleine de vie et d'espoir. S'imposent alors les visages des parents, des oncles et tantes ; ces jeunes gens qui ont participé à la fondation d'un Maroc moderne et qui ont fini par passer le flambeau à la nouvelle génération. C'est la génération de Sara qui, depuis le nouvel air, se voit contrainte de remettre en question tous (ou presque) les fondements de l'époque précédente. Le roman peut se lire comme étant une réflexion profonde de la romancière sur le passé et le présent politique du Maroc, sans oublier les questions qui concernent son avenir. A la recherche du «moi» intime On réalise des allers-retours incessants entre passé et présent en compagnie de l'héroïne. Sur les rivages de sa fin de vie, Sara refait le chemin opposé vers son moi intime. Elle sent qu'elle a mis trop longtemps avant de décider de réaliser ce périple interne. C'est également valable pour toute sa génération qui reste marquée par la sur-légitimité de leurs aïeuls ; ces nationalistes qui ont contribué à l'indépendance du pays et qui sont devenus, par la suite, les constructeurs du Nouveau Maroc. Pourtant, mieux vaut tard que jamais. Et il est temps pour la nouvelle génération de bâtir des nouveaux chemins et de «[construire] patiemment de nouvelles règles de jeu», affirme l'auteure. Un combat de femme La politique est ainsi très présente au fil des photographies piochées dans ce roman qui se présente telle une lecture de ce pays revisité par le regard d'une femme. Mais en toile de fond, le roman est aussi l'histoire d'un combat féminin. La lutte de Sara contre la maladie (une maladie très symbolique, étant donné qu'il s'agit du cancer de l'utérus) peut se lire comme un combat contre une société patriarcale qui s'ouvre à peine afin d'autoriser à des femmes comme elles d'exister en dehors du cadre édicté. Mais le sentiment de marginalité est toujours là et s'avère difficile à gérer dans une société encore très conservatrice. La solitude affective de Sara, femme divorcée et «devenue solitaire par nécessité», l'amène à se replonger dans le passé pour y puiser sa force et avoir la fierté de se compter parmi «ces femmes qui évoluent sans hommes à leurs côtés». De ce fait, le roman traduit également «la puissance d'un monde féminin (…) qui émerge», souligne Chami.