Prévue dimanche au centre culturel Dar Saïda, la présentation du livre «Sahih al-Bukhari, la fin d'un mythe» a été annulée. Des groupes obscurantistes ont taxé les organisateurs et l'auteur d'athéisme, atteignant une violence verbale directe rarement observée. Le weekend dernier, l'espace culturel Dar Saïda à Marrakech a prévu d'accueillir l'écrivain et journaliste Rachid Aylal, pour échanger autour de son dernier livre «Sahih al-Bukhari, la fin d'un mythe». Finalement, cette rencontre n'a pas eu lieu, suite à des attaques de groupes islamistes qui ont menacé verbalement les organisateurs devant les locaux de Dar Saïda. Une attitude belliqueuse qui dénote bien de l'incompréhension autour des thématiques traitées par le livre, que la rencontre a dû justement aborder avec l'auteur, en présence d'un enseignant de philosophie. Un appel à l'apaisement Directeur du centre culturel Dar Saïda, Marouan Benkhaldoun indique à Yabiladi avoir reçu plusieurs messages extrémistes violents : «Lorsque la présentation du livre a été annoncée, nous avons reçu beaucoup de commentaires et de messages indésirables sur notre page Facebook. Tout juste vendredi, devant les locaux de Dar Saïda, j'ai été abordé par un inconnu qui m'a dit que ce que nous faisions était 'haram' et que cela portait atteinte à la réputation de la ville.» Affiche de l'évènement Espace culturel indépendant et fraichement inauguré à la mémoire de Saïda Menebhi, jeune militante de l'organisation Ila Al Amam, ce centre éponyme élargit ses activités progressivement. Une évolution que le directeur du centre espère mener à bien, un an et demi après la création de la structure : «Nous venons de signer des partenariats dans ce sens. Dar Saïda est un espace de dialogue, d'échange et d'acceptation de l'autre. Nous souhaitons qu'il garde cet esprit-là. Mais pour des questions de sécurité physique, nous avons décidé d'annuler l'évènement car des échanges houleux à charge contre le livre auraient laissé à la marge tout débat de fond sur les questions qu'il pose.» Une attitude «d'obscurantistes» Coorganisée entre Dar Saïda et l'association Intilaka, la présentation du livre a été annulée en concertation entre les deux parties. Omar Chana, vice-président de l'ONG, explique à Yabiladi que l'exercice de promotion de l'éducation et de la culture ne peut se faire sans un minimum de conditions liées à la sécurité des personnes : «La semaine dernière, nous avons été contactés par Dar Saïda, qui nous a signalé la réception de messages de haine, accusant les organisateurs d'athéisme. Egalement et en plus d'avoir abordé Marouan Benkhaldoun, un proche a été apostrophé par des individus au discours religieux extrémiste et très violent. L'association Intilaqa est une organisation qui promeut la culture et l'éducation. Autant nous en sommes très soucieux, autant nous pensons que ce travail ne peut se faire au dépend de l'intégrité physique des personnes et de la sécurité de tous. Nous nous sommes donc réunis et il a été décidé d'annuler la rencontre.» Première de couverture de «Sahih al-Bukhari, la fin d'un mythe» Ainsi, le militant exprime à Yabiladi sa déception de voir de tels évènements détournés de leur objectif noble : «Les personnes derrière ces menaces n'ont même pas lu le livre et n'ont pas connaissance des questions qu'il traite. L'ouvrage tente de clarifier certaines notions sur les préceptes du Coran, les hadiths et leurs récits selon al-Bukhari, sans plus. Il aurait été préférable que les détracteurs de l'écrivain optent pour une démarche d'échange et de dialogue, en assistant à la rencontre et en donnant leur point de vue dans l'apaisement, sans attaques. C'est typiquement une attitude d'obscurantistes qui dénigrent toutes celles et ceux qui suivent une logique de philosophie ou de critique.» Ceci mène Omar Chana à estimer que «le problème n'est pas cet ouvrage en soi». Il nous confie que «tout ce qui symbolise la pensée progressiste et éclairée commence de plus en plus à relever du subversif et subit donc des réactions de plus en plus violentes de la part de ses détracteurs». Le livre n'est pas «interdit de vente» dans tout le Maroc Sur les réseaux sociaux, beaucoup ont avancé que le livre était interdit à la vente. En novembre dernier 2017, Abdelfattah Lebjioui, wali de la région Marrakech-Safi – limogé en décembre dernier –, a en effet déposé une plainte auprès du parquet de la ville ocre. Il y a fait remarquer que ce livre porterait «atteinte aux fondements de l'islam». Rachid Aylal, auteur de l'ouvrage, précise à Yabiladi «que la décision du juge est tombée le même jour, ce qui veut dire que le parquet n'a même pas pris la peine d'examiner le contenu du livre». Décision de justice interdisant la vente du livre Conformément à cette décision, le livre est interdit de vente pour les raisons relevées par le wali déchu, mais cette censure ne concerne qu'une seule librairie à Marrakech, sur les quatre où l'ouvrage est disponible. Situation encore plus ubuesque, le livre est disponible dans d'autres villes et bénéficie de l'approbation du ministère de la culture, nous indique Omar Chana : «Il ne faut pas non plus induire en erreur l'opinion publique. La décision de justice a été prise à l'encontre de la librairie Al Afaq, à Marrakech, et non pas contre la diffusion et la distribution de l'ouvrage. Il a été vendu à plus de 4000 exemplaires sur tout le Maroc. Il a même été exposé lors du dernier Salon international de l'édition et du livre (SIEL), tenu à Casablanca en février dernier. Actuellement, l'écrivain a annoncé qu'une maison d'édition étrangère avait acheté les droits pour le faire publier en Tunisie également.» «On est face à une décision de justice prise à la hâte», considère ainsi Rachid Aylal. Ce verdict a-t-il encouragé les détracteurs du livre – et par extension les idées qu'il porte – à mener à bien leurs démarches dissuasives ? Ce qui est sûr, pour l'auteur, c'est que de telles réactions sont prévisibles : «Depuis sa parution, tous les organisateurs de rencontres autour du livre ont subi des pressions, d'une manière ou d'une autre, et ont été contraints d'annuler leurs évènement. On ne peut pas confronter des idées par la violence, la haine, la pression ou l'interdiction.» Al-Bukhari réécrit Rachid Aylal considère que ce livre est plus «une défense de l'islam» qu'un dénigrement de ses théologiens et juristes. En effet, il s'agit d'une étude codicologique sur les supports de Sahih al-Bukhari, à travers laquelle l'auteur démontre que 'le Sahih' a été réécrit à maintes reprises à travers les siècles. Depuis la mort d'al-Bukhari, ces volumes d'écrits qui lui sont attribués n'ont fait surface que 239 ans après son décès, explique encore l'auteur dans son livre. Pendant un siècle, ce support a comporté treize volumes, avant d'être réécrit dans sa totalité, pour être disponible aujourd'hui dans son format actuel. A partir de là, Rachid Aylal considère que «porter atteinte aux constantes religieuses» est une accusation dangereuse et «une atteinte en soi à la religion» : «Si nous commençons à considérer que la remise en question d'écrits de théologiens, des humains comme vous et moi, relève de l'atteinte aux constantes, faut-il considérer qu'au même niveau du Coran et des hadiths, Sahih al-Bukhari en est une ?»