Christine Daure Serfaty, épouse de l'ex opposant Abraham Serfaty et célèbre militante des droits de l'homme en France et au Maroc est décédée le 27 mai dernier. L'écrivain marocain Mustapha Kharmoudi a tenu à lui rendre hommage dans cette tribune. Une grande dame, Christine Daure-Serfaty s'en est allée. Elle était une amie indéfectible du peuple marocain, et la compagne du grand militant marocain, Abraham Serfaty, père spirituel et fondateur de la gauche radicale dans ce pays. J'aimerais marquer ce départ en saluant sa mémoire, et en rappelant combien des militants comme moi sommes redevables à cette «petite» dame au corps si frêle qu'on le briserait du doigt comme dit la chanson, mais au cœur immense que tout un Maroc militant pouvait y trouver refuge. Et à l'âme aussi généreuse qu'un soleil printanier quand le printemps marocain veut bien être un vrai printemps. En vérité, ce jour devrait être un jour de deuil pour tout un peuple dont elle avait épousé la cause… jusqu'à la fusion. Je connaissais Christine – de réputation - depuis le milieu des années 70, puisqu'elle s'activait déjà en faveur des prisonniers politiques et que je militais dans les rangs de la gauche radicale, qu'on appelait pareillement «gauche marxiste-léniniste» et à l'époque cette appellation sonnait si joliment. A-t-elle encore ce même attrait ? Quoi qu'il en soit, je n'ai vraiment fait la connaissance de Christine, de visu, que vers la fin des années 80. Il faut que je l'avoue tout de suite : à l'époque j'avais un mal fou à la prendre au sérieux quand elle me parlait – sans jamais se lasser - de Tazmamart, ce bagne du bout du monde, où Hassan II avait enfermé les conjurés de coups d'Etat aussi hasardeux que foireux. Et décevants, piteusement décevants. Evidemment, jardin secret oblige puisque telle était sa formule préférée, Hassan II, ce roi de triste réputation, les y avait emmurés sans procès, pendant plus de 17 ans. Ou plutôt si : il les avait d'abord fait condamner par des tribunaux à sa botte, puis à l'expiration de leurs peines pourtant dans des geôles à son image, ne voilà-t-il pas qu'il s'était trouvé un désir irrépressible de les punir encore, et encore, à sa triste façon, comme de vengeance inassouvie. Il les avait fait enlever dès leur sortie de prison pour les renvoyer vers l'enfer. Or il se trouvait que l'Enfer, le vrai, était bel et bien sur les terres marocaines, là-bas dans le Sud, oui le beau Sud où les touristes aiment s'y aventurer en toute sécurité, se saoulant de dunes, de chameaux, d'hommes bleus et de soleil… Et de nuits étoilées… Je me souviens que Christine m'avait répété à plusieurs reprises et en plusieurs circonstances cette mise en garde qui sonne encore dans ma tête : «tu sais, un jour peut-être tu auras honte de ne rien avoir fait tout en sachant que l'horreur se vit au quotidien dans ton propre pays !». Et elle avait raison : j'allais avoir bientôt honte : honte de moi-même, honte d'avoir fermé les yeux, de n'avoir rien dit ni rien fait pour empêcher que les emmurés de Tazmamart ne croupissent dans le silence des hommes et des dieux. Honte de ne pas avoir levé le moindre petit doigt pendant que ces pauvres relégués de la vie perdent jusqu'à vingt centimètres de taille pour cause de terrible dénutrition et de toute absence de soleil. C'est que jamais ils ne devaient sortir de leurs trous, jusqu'à ce que mort s'en suive… Et la mort les avait frappés à plusieurs reprises, dans la solitude d'une cellule qui n'existait ni pour les hommes ni pour les dieux… J'allais surtout éprouver un dégoût profond – et hélas irréversible - pour toute la classe politique marocaine d'opposition, dite d'opposition. Opposition à sa majesté, bien sûr, bien sûr... Je me souviens que Christine me parlait aussi de la famille Oufkir. Hassan II avait fait tuer le fougueux général, l'homme à tout faire, le commis à toutes les sales besognes, celui-là qui avait orchestré l'assassinat, sans doute avec l'aval de son maître, d'un grand leader marocain : Ben Barka. Et lorsque le fougueux Général s'était pris d'une envie de coup d'Etat, raté eh oui, son roi l'avait fait «suicider» - miracle marocain de droit divin ? - de plusieurs balles dans le dos. Mais la rage de Hassan II n'en était pas pour autant assouvie. Il devait avoir la vengeance dure puisqu'il avait fait enfermer la famille Oufkir - qui pourtant fréquentait ses palais comme ses propres enfants - dans un bagne secret et dans les conditions les plus épouvantables : l'épouse, les filles, et tenez-vous bien : un garçon de quatre ans ! Oui, un garçon de quatre ans qui vivra ainsi, hors de toute vie, pendant dix-sept années, de longues années qu'on n'a aucune peine à les imaginer interminables… Une éternité, une honteuse éternité… Moi, à l'époque où Christine m'en parlait, j'étais encore aveuglé par tant de haine envers un pouvoir qui régnait sans pitié et sans discernement. Alors évidemment, il n'était pas question que je m'apitoie sur le sort des enfants Oufkir. Qu'ils aillent en enfer, disais-je, qu'ils y aillent rejoindre leur satané père. Je me souviens que je m'en foutais royalement - c'est le cas de le dire - de la famille Oufkir, tant ce fumier de Général avait martyrisé mes camarades quand il était ministre à tout faire, vice-roi vicieux d'un roi qui ne l'était pas moins. Quoi : nous n'étions que quelques dizaines d'étudiants révoltés, à peine la vingtaine d'âge, et on nous jetait en prison pour parfois quinze ans : 18 + 15, faites le calcul et imaginez ce qu'allait être la suite de la vie de mes camarades de l'époque… Le sinistre Oufkir faisait partie de ceux pour qui le bâton tenait place de dialogue et de politique. Alors que le boomerang lui soit revenu à la gueule, à lui et aux siens qui avaient eux aussi profité de sa toute puissance quand sa toute puissance parais- sait éternelle, ce n'était en fin de compte que justice. C'est du moins ce que je pensais à l'époque. Et même que je rappelais à l'amie Christine que ce salaud d'Oufkir avait tiré de ses propres mains sur les émeutiers de la Grande Insurrection de Casablanca le 23 mars 1965. Trois mille morts et disparus, disparus à jamais, du moins pendant des décennies, et dont on ne retrouvera la trace que par la découverte tardive de charniers. Et bien sûr, on ne pouvait retrouver ces fichus charniers qu'après la mort de Hassan II. Bien sûr, bien sûr… Comme tant d'autres crimes encore, bien entendu… Cependant, notre chère Christine était pugnace, un bloc de béton : elle s'acharnait à m'expliquer que la famille n'avait pas à rendre compte des fautes du père, quand bien même ce père – connu pour sa férocité - eut commis les pires crimes au nom de son roi tout puissant. Et Christine me disait tout cela dans un calme, dans une sérénité étonnante, sans lever la voix, comme si elle avait à m'enseigner ce qu'elle savait difficile pour moi. Elle me parlait de ces choses presqu'en chuchotant, comme les Marocains devaient le faire du temps du terrible Hassan II. Et d'Oufkir, oui ! Et que peut-être ils continuent de le faire encore de nos jours : on ne se méfie jamais assez, doivent-ils penser en souvenir d'un passé proche. Et sanglant. Et impitoyable ! Ce n'est que plus tard, bien plus tard, que j'allais comprendre tout l'enjeu de cette histoire d'emmurement, si je puis m'exprimer ainsi. Ce sera quand l'écrivain Gilles Perrault, le fameux auteur du «Pull Over rouge», révélera toute la machination hassanienne. C'était dans son brûlot : «Notre ami le roi». Là, par un seul livre, tombait en ruine tout l'édifice hassanien – pitoyable château de sable – par lequel Hassan II s'évertuait – l'expression est sans doute malpropre – à donner une image moderne d'une monarchie fidèle à l'Occident, en toutes circonstances. Dans la foulée, l'émotion de l'opinion publique occidentale fut si grande, à obliger Hassan II à se dédier : avait-il juré quelques semaines avant que Serfaty ne serait pas libéré de si tôt, que déjà tout son régime sombrait dans la honte pour trouver un ridicule subterfuge et libérer le grand militant, cet homme qui n'avait jamais cédé, qui s'était toujours tenu tête haute face à l'incroyable armada policière qui terrorisait la population et qui terrorisait plus encore les soi-disant opposants. L'homme par lequel Christine avait enraciné son action citoyenne et politique au Maroc venait donc de lui être «restitué». Diable de sort ! J'allais rencontrer Christine et Abraham à plusieurs reprises maintenant qu'ils étaient tous deux en France. Je suis allé à quelques reprises, en famille, leur rendre visite dans la jolie propriété de Christine, à Juvanzé près de Troyes. C'est là qu'Abraham m'avait dit un jour ce que j'avais relaté par ailleurs : «ce que je veux c'est simple : rentrer dans mon pays pour y mourir». Je me souviens lui avoir répliqué : «mais c'est joli, ici !». Il n'avait rien dit, même pas ri : ce devait sans doute être déplacé à ses yeux. Adieu Christine, adieu l'amie Visiter le site de l'auteur: http://kharmoudi.mustapha.free.fr