On peut se poser des questions sur la sagacité à confier des décisions individuelles aux effets aussi importants que la grâce ou la naturalisation à une institution non-élue et n'étant pas sous le contrôle ni des tribunaux ni du Parlement. Peu de gens ont raté cette information: le roi de raï, Cheb Khaled, est devenu marocain depuis le dahir de naturalisation n° 1-13-68 du 20 août 2013 (BO n° 6184 du 5 septembre 2013, p. 2321). Alae Bennani m'a demandé si cette décision était légale. La réponse simple est : oui sur le fond, probablement pas sur la forme – et n'importe quel étudiant de première année de droit sait qu'une décision ne respectant pas les règles de procédure est, selon la gravité de l'illégalité, soit entachée d'illégalité et annulable par le juge administratif régulièrement saisi par une partie ayant intérêt à agir, soit inexistante (pour les cas extrêmes d'illégalité). On notera tout d'abord que le dahir en question n'indique pas de base légale à cette décision. Si c'est bien évidemment le Code de la nationalité qui régit la question, aucune précision n'est apportée quant à l'article spécifique sur lequel se serait fondée la décision. On peut déjà écarter les articles qui ne sauraient être pertinents dans le cas d'espèce de Cheb Khaled, que l'on sait être un ami personnel du Roi Mohammed VI (Peu de gens peuvent se targuer d'avoir pu emprunter la voiture du Roi pour un transport de Fnideq à Mdiq sur la côte méditerranéenne): Vous dites fréquenter Mohammed VI, comment qualifiez-vous vos relations ? J'ai eu la chance de côtoyer le roi lorsqu'il était prince. Puis quand il est devenu roi, il ne m'a pas tourné le dos. Bien au contraire. Il n'a pas changé et ça me touche. On a gardé notre amitié, car c'est un personnage de ma génération qui pense comme tous les jeunes. Il m'invite souvent chez lui quand je suis au Maroc. Il vous invite pour animer des soirées ? Non. Il le fait en tant qu'ami. Je peux dire que, à ma façon, je fais partie de la famille du roi. J'en suis fier. (Tel Quel) L'article 6 du Code de la nationalité, qui traite de la transmission de la nationalité par filiation paternelle ou maternelle, n'est évidemment pas applicable, ni non plus l'article 7, applicable aux enfants de parents inconnus nés au Maroc (Khaled Hadj Brahim est en effet né le 29 février 1960 à Oran, en Algérie). L'acquisition par le bienfait de la loi, prévue à l'article 9 du Code, présuppose la naissance au Maroc ou la kafala, qui ne sont pas non plus d'application ici. Quant à l'acquisition de la nationalité marocaine par mariage prévue à l'article 10, c'est sans doute un des rares cas de la législation marocaine où les hommes sont discriminés car cette possibilité n'est ouverte qu'aux étrangères épousant un Marocain, et donc pas à Cheb Khaled, marié à une Marocaine depuis une quinzaine d'années. On arrive donc tout doucement à l'article 11, qui traite de l'acquisition de la nationalité marocaine par naturalisation, qui est précisément le cas de figure de Cheb Khaled. Voilà ce que dispose cet article: Conditions pour l'acquisition de la nationalité marocaine Sous réserve des exceptions prévues à l'article 12, l'étranger qui formule la demande d'acquisition de la nationalité marocaine par la naturalisation doit justifier qu'il remplit les conditions fixées ci-après : 1° – avoir une résidence habituelle et régulière au Maroc pendant les cinq années précédant le dépôt de sa demande, et résider au Maroc jusqu'à ce qu'il soit statué sur cette demande ; 2° – être majeur au moment du dépôt de la demande ; 3° – être sain de corps et d'esprit ; 4° – être de bonne conduite et de bonnes mœurs et ne pas avoir fait l'objet de condamnation pour : * crime ; * délit infamant ; * actes constituant une infraction de terrorisme ; * actes contraires aux lois de la résidence légale au Maroc ; * actes entraînant la déchéance de la capacité commerciale, non effacés dans tous les cas par la réhabilitation ; 5° – justifier d'une connaissance suffisante de la langue arabe ; 6° – justifier de moyens d'existence suffisants. Est créée une commission chargée de statuer sur les demandes de naturalisation, dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées par l'administration. On le voit, sur ces conditions, seule la première semble à première vue devoir poser problème à Cheb Khaled: si le Roi lui aurait offert une villa à Saïdia, rien n'indique que Cheb Khaled y ait vécu de manière permanente dans les cinq années précédant le dépôt de sa demande. Ca tombe bien: l'article 12 alinéa 2 est là qui veille au grain. Khaled a-t-il rendu un service exceptionnel à la nation ? Peut être naturalisé nonobstant les conditions prévues dans les paragraphes 1, 3, 5 et 6 de l'article 11, l'étranger qui a rendu des services exceptionnels au Maroc ou dont la naturalisation présente un intérêt exceptionnel pour le Maroc. Cette disposition ne définit pas les "services exceptionnels" ni l'"intérêt exceptionnel". Comme l'article 13 énonce que la naturalisation exceptionnelle, visée par l'article 12, est prise par dahir, et donc par le Roi, ce dernier a une très grande marge de manœuvre pour apprécier le caractère exceptionnel de ces services ou de cet intérêt, pouvant justifier une naturalisation exceptionnelle. La pratique, même dans des pays occidentaux démocratiques et respectant les principes de l'Etat de droit, est que des personnalités du spectacle, de la recherche ou des sports peuvent obtenir la naturalisation de manière dérogatoire au droit commun – les notions de "services exceptionnels" et d'"intérêt exceptionnel" sont des copies conformes du droit français. (Voir aussi, pour un autre exemple, le cas belge). Petit hic cependant: conformément au principe énoncé à l'article 42, alinéa 4 de la Constitution de 2011, les dahirs sont contresignés par le Chef du gouvernement, sauf ceux expressément mentionnés à cet alinéa – et le dahir de naturalisation exceptionnelle de l'article 12 du Code de la nationalité n'y figure pas. Le contreseing de Benkirane aurait donc été nécessaire, et il ne semble pas avoir été donné – je dis semble, car ni la version arabe ni la version française du BO ne reproduisent le fac-similé du dahir en question. Connaissant la pratique en matière de dahirs – on sait ainsi que les "dahirs" de grâce royale ne semblent pas exister au sens strict et formel du terme (1) – on peut sans doute présumer que le Chef de gouvernement n'aura pas été consulté et encore moins invité à contresigner ce dahir. En l'absence de publication officielle des originaux des dahirs royaux, impossible de s'en assurer, et impossible également de connaître la motivation de cette naturalisation et la nature de l'intérêt exceptionnel qu'y trouverait la nation marocaine. Qui oserait contester cette naturalisation royale ? De toute façon, à supposer même que la naturalisation de Cheb Khaled soit irrégulière en la forme, ce qui est fort plausible, qui pourrait contester une telle décision? On sait qu'au Maroc, selon une jurisprudence ancienne et jamais contredite, les actes royaux ne sont susceptibles d'aucun recours judiciaire – cf. les arrêts de la Cour suprême Abdelhamid Ronda du 18 juin 1960, Abdallah Bensouda du 15 juillet 1963 et Société propriété agricole Mohamed Abdelaziz du 20 mars 1970, relatifs à des dahirs, et qui rendent absolu l'arbitraire royal. A supposer même, par extraordinaire, que cette jurisprudence n'existe pas, qui pourrait agir? Une lecture rapide du Code de la nationalité laisse penser que le ministre de la justice, compétent de manière générale en matière de nationalité marocaine, devrait être considéré comme apte à réagir. Mais il suffit de penser cette pensée – le ministre de la justice Mustapha Ramid agissant contre une décision royale de naturalisation – pour se demander si on a toute sa raison. Voilà donc encore une décision qui peut, en l'état actuel de notre droit, être prise sans justification et sans nécessairement respecter les conditions légales. pas grave: on a l'habitude! Seul avantage de cette décision: procurer des aigreurs d'estomac à certains journaux et politicians locaux algériens, et s'amuser rétrospectivement de la hasbara d'un bloggeur voué cops et âme au séparatisme. (1) Au sens où un document intitulé dahir serait effectivement signé selon les conditions de forme et ferait l'objet d'une copie transmise au bénéficiaire. Dans les faits, et selon des sources judiciaires bien informées, il ne semble pas y avoir de dahir de grâce, ni de contreseing par le Chef de gouvernement alors que l'article 42 alinéa 4 de la Constitution l'exige, et aucune copie n'est transmise au bénéficiaire de ladite grâce, mais seulement une attestation de l'administration pénitentiaire précisant la date de la grâce et son étendue. Visiter le site de l'auteur: http://ibnkafkasobiterdicta.wordpress.com/