Yamna Joe est de retour parmi nous. Après sa tribune sur «la génération perdue», la bloggeuse décortique cette fois une autre facette de la société marocaine, celle des diplômés marocains au chômage. Préparez-vous ladies à un texte plein de sensations et de vérités ! Aujourd'hui j'ai dépensé 100 Dirhams. Il m'en reste soixante. Je n'ai pas assez de volonté pour attaquer les gens dans la rue, et leur soutirer de l'argent. J'ai des choix à faire, mais je reste positive pour une fois. J'ai de quoi fumer des joints pour infecter mes esprits, puisqu'apparemment la consommation de cannabis accroitrait de plus de 50 % les risques de développer une maladie psychique. J'ai de quoi siroter un litre et demi de soupe aux fèves sèches à la médina, pour désintoxiquer mon corps des pêchers absolus. J'ai de quoi déguster un soufflet de sardines frites chez "Saïd le pharmacien", parce que la consommation d'Oméga 3 est conseillée en cas de rhumatismes psychotiques. L'aigreur de mon estomac altérée par la fringale, et la consommation abusive de bœuf épicé (peut être du thon je ne sais pas trop) chez "Snack Toubib" ne me gêne pas. Oh ! Non, bien au contraire, les bactéries forgent majestueusement mon système immunitaire. Les produits périmés, ces produits impropres à la consommation n'ont plus d'effets sur mes entrailles. La vie m'a dénaturé si hardiment que je ne m'en attriste plus. Je loue une petite chambre insalubre dans une petite maison qui risque de tomber en ruine d'un jour à l'autre. Mes parents qui habitent le sud, pensent que je suis professeur universitaire et sont loin d'imaginer la sombre réalité. Ils me quémandent fréquemment de grandes sommes d'argent avec insistance. Je leur verse une part pour briguer le titre de "lmardi" et pour glorifier les choix que j'ai fait lorsque j'étais fou. Dans notre société instructive, la littérature classique, par la justesse de son style et par l'harmonie de ses propos, nourrit les esprits, mais pas les poches. Malgré un diplôme en littérature française, je n'ai toujours pas de quoi payer mon loyer, et régler mes factures IAM depuis cinq mois (J'ai résilié mon numéro mais je paie toujours les conversations de Ali le fantôme). De temps en temps, je dépose ma candidature pour travailler dans un journal gratuit, une maison d'édition inconnue, ou une école primaire au Sahara atlantique, mais en vain. "Votre profil ne correspond pas exactement à celui que nous recherchons" est ma phrase de prédilection que je devrais enregistrer sous forme de single. Petit, j'aimais transcrire mes réflexions sur du papier peint. J'aimais décortiquer les antithèses de Victor Hugo sur les tercets de Lamchaheb. Et j'aimais épeler les proses rythmées en épiant les mouvements douteux de ma voisine. Une sorte de fièvre me taraude lorsque je me rappelle ces mémoires. On me disait que j'écrivais parfaitement, et qu'avec ça, c'est sûr, je réussirai un jour dans la vie. Pourtant le seul texte que j'avais réussi à écrire divinement, correspondait à une lettre de suicide assez escarpée. Peut être qu'un jour, je serais romancier ou poète. Enfin, je serais grand ! Dostoïevski avait bien raison " vivre sans espoir, c'est cesser de vivre". Je vais me battre jusqu'au bout. Depuis quelques mois seulement, j'ai un emploi stable dans un restaurant français " Le Tâcheron". Mon patron est un imminent homme d'affaires marocain, qui sait à peine déchiffrer les additions, et qui ne connait de la France que le mot "macaroun" qu'il confond généralement avec des cornes de gazelles bicolores. J'occupe un poste jamais prévu dans le budget initial " MR Porte clés". J'ouvre délicatement des bouteilles de Merlot rouge à des députés grassouillets aux bras de jeunes prostituées, qui critiquent fervemment la température du vin pas à leur goût. Je découpe soigneusement du magret de canard laqué à des incultes qui le prennent pour du poisson nageur chinois. Je propose péniblement des desserts à de petites bourges boulimiques qui finiront bien par le vomir le soir même. Je mendie astucieusement quelques dirhams à des veilles couguars esseulées, à l'afflux de réfugiés maliens pour une passe. Je recommande habilement du homard pas frais à des arabes du golf, qui me sollicitent les numéros de quelques jouvencelles pour la nuit. Je reçois jovialement des groupes étrangers, majoritairement américains, à qui je falsifie les factures en additionnant des charges et des couverts. Je cuisine scrupuleusement le couscous chaque vendredi à des touristes, et pour échapper aux intoxications alimentaires je me lave les mains pour une fois. Dans ce monde où l'argent gouverne vaillamment, manquer d'argent engendre toutes les craintes de l'univers, et de ce fait, embrouille l'horizon des corrélations, et accroit l'imagination. Je fréquente Fatiha, une jeune serveuse dans un restaurant asiatique, depuis des semaines. Je sais avec certitude qu'elle finira par me quitter un jour, lorsqu'elle réalisera jusqu'à quel point je suis appauvri. Que faire, je l'aime assez pour braver les réprobations. Je l'aime assez pour la manipuler. Je l'aime assez pour fureter de l'argent à la péninsule du dragon. Il m'arrive de transférer de la nourriture illégalement jusqu'à mon réfrigérateur, pour ensuite lui préparer un festin digne du Tâcheron (Je suis un voleur). Il m'arrive de troquer le reste des bouteilles de vins contre quelques grammes de hasch, que je vends onéreusement (Je suis fournisseur de matières illicites avec des clients fidèles). Il m'arrive de ramener des prostituées à quelques uns de mes clients étrangers contre quelques liasses de billets (Je suis aussi maquereau à mes heures perdues). Il m'arrive d'organiser des réceptions, des banquets, et des buffets pour des touristes...selon l'arrivage des produits au restaurant (Je suis traiteur, et je chine mes produits localement au Tâcheron). Qui mieux qu'un poète peut parler de son art ? J'ai substitué mes ferveurs pour Rimbaud, Rousseau, Baudelaire, et Proust contre les péripéties des 1001 bandits. Je suis certes un poète à ses heures de gloires, mais en escroqueries burlesques, en soustractions despotiques, et en malversations criminelles. Pourquoi la vie est elle ainsi faite? Excusez-moi mais votre culture, ça ne mange pas de pain ! «Les poètes le sont par l'âme et non par le savoir. L'érudition n'engendre que peu de poètes». Retrouvez Les chroniques de Yamna sur son blog