Fatima Rhazi est aujourd'hui la présidente de l'association «Femmes d'ici et d'ailleurs», à Marseille. A 56 ans, cette femme de caractère a eu plusieurs vies. Oujda, Casablanca, photographie, foot, Hassan II, Marche verte, amour, fuite, Marseille, droits des femmes : un mille feuilles exceptionnel dont voici quelques lignes. Devant un thé à la menthe, dans le hall sombre de l'association «Femmes d'ici et d'ailleurs», à proximité de la Canebière, je m'attendais à rencontrer l'une de ces femmes simples et fortes, une épouse ou une fille d'immigré, de celles qui, doucement, tranquillement, changent le monde en profondeur, sans faire de vague. Raté. Fatima Rhazi, la présidente franco-marocaine de «Femmes d'ici et d'ailleurs», née à Oujda, il y a 56 ans, a nagé à contre-courant toute sa vie. Quand elle raconte son histoire, une cigarette et un sourire légèrement moqueur aux lèvres, j'entends encore la tempête remuer le flot de ses souvenirs. Fatima Rhazi vient à peine de finir sa formation de 3 ans à l'Institut polytechnique de stylisme de Paris, quand elle quitte Oujda pour Casablanca. Ville de débauche dans l'esprit de beaucoup de Marocains, à l'époque. A 18 ans, Fatima se retrouve à chercher un appartement, dans une ville qui considère les jeunes femmes seules comme des prostituées. «Personne ne voulait me louer quelque chose, j'ai finalement trouvé une chambre libre au deuxième étage d'une maison, dans la médina de Casablanca», raconte-t-elle. Les locataires des autres chambres sont justement des prostituées, au demeurant fort respectables. «J'ai gardé des liens très forts avec les gens qui m'ont entourée et choyée à cette époque là. Lorsque je retourne au Maroc, je reviens toujours à la médina, comme en pèlerinage.» Photographier la Marche verte Après avoir trouvé logement, elle devient archiviste pour un photographe sur le boulevard Mohammed V de Casablanca. Avec lui, elle découvre le métier et devient photographe sportive. Elle intègre bientôt la première agence marocaine de photos de presse fondée par Mohamed Maradji, photographe attiré du roi. Fatima vit au cœur de l'actualité marocaine et, en 1975, elle participe à la Marche verte pour photographier les femmes. «Au-delà de la dimension politique et historique, cette marche a été une véritable école de la vie pour beaucoup de jeunes. Beaucoup de couples se sont formés là bas», se souvient Fatima. Lorsqu'en 1979, elle obtient sa carte de photographe de presse, les plus grands matchs s'ouvrent enfin à elle. Fatima est la seule femme, parmi les photographes, le 9 décembre 1979 pour le match Maroc-Algérie. «Lors de la retransmission à la télévision, la caméra s'est arrêtée sur moi, et tout le Maroc m'a vu. Le lendemain, toute ma famille est venue chez moi pour exiger que j'arrête ce métier. On m'a sommée de choisir.» Fatima Rhazi choisit : ce sera la photo et pendant trois ans, sa famille la renie littéralement. «Jusqu'à ce qu'un jour, on m'aperçoive, à la télévision, non loin du roi. J'étais toujours photographe, mais là, toute ma famille est revenue pour me féliciter. Il n'y avait plus de problèmes», ironise-t-elle. Hassan II dans l'intimité Hassan II, Fatima l'a connu dans l'intimité de la famille royale. Indirectement, du moins. «Mohamed Maradji avait confiance en moi, j'étais la seule du labo à être autorisée à développer les photos personnelles du roi.» Deux gardes devant la porte, pendant tout le temps de son travail, récupéraient toutes les photos, à sa sortie, et détruisaient minutieusement la totalité des chûtes de papier. Fatima Rhazi vit au cœur de la vie politique marocaine au plus près avant de tomber amoureuse de l'un des amis de son frère. «Il était pilote dans les Forces armées royales. Nous nous sommes mariés en 1985.» Un mariage d'amour qui s'oppose à tous les codes sociaux de l'époque : il est de la noblesse fassie, de la famille des Berrada, elle est photographe issue d'une famille modeste. «Ma belle famille ne m'a jamais accepté, tout juste toléré», se souvient Fatima. Fuir le Maroc avec sa fille 2 ans, à peine, après les noces, son mari décède. «Il n'a même pas eu le temps d'apprendre que j'étais enceinte. Ensuite, ma belle famille a voulu me prendre ma petite fille parce que c'était la seule chose qu'ils leur restaient de lui», raconte encore Fatima. Une plaie béante que le temps a adouci. «J'ai tout raconté à ma fille lorsqu'elle a eu 18 ans, explique Fatima. Depuis mon premier travail au centre social Belsunce, à Marseille, j'ai compris l'importance de parler, alors aujourd'hui, je parle, sans m'arrêter !» Et elle reprend son histoire : la fuite. Fatima Rhazi déménage trois fois pour échapper à ceux qui veulent lui prendre sa fille, puis, parce qu'il n'y a pas d'autres issues, elle part. «Mohamed Maradji m'a obtenu passeport, visa, papiers, billet … et je suis partie en France, à Marseille.» Là bas, en 1985, à 34 ans, elle a bien du mal à vivre avec sa petite fille avec son salaire de photographe correspondante pour le journal Mountakhab lors des matchs se déroulant à Nice, Monaco et Cannes. «A l'époque, nous étions seulement trois femmes photographes, à Marseille, dans un milieu d'hommes, il a fallu se bagarrer.» Elle rencontre notamment Martine Derain, l'une des deux autres photographes, qui lui permet de trouver un premier emploi au centre social Belsunce. Elle découvre alors les femmes migrantes et les discriminations qu'elles subissent. Une cause qu'elle ne quitte plus. Association Femmes d'ici et d'ailleurs En 1994, elle fonde l'association «Femmes d'ici et d'ailleurs» ouvertes aux femmes immigrées et aux filles de ces femmes. «Les pouvoirs publics veulent voir des femmes libres, mais ce qu'ils ne comprennent pas c'est qu'elles ne le seront jamais si elles ne sont pas, avant, autonome financièrement», explique Fatima Rhazi. Alors, avec son association, elle valorise les talents de ces femmes, leur rend leur valeur culturelle, voire économique pour leur permettre de s'assurer un revenu. «En 12 ans, l'association a permis la création de 23 000 micro entreprises. Beaucoup ont exploité leurs connaissances propres en devenant negafas.» Les mariages sont un secteur porteur, et Fatima a su y prendre place en devenant, également, photographe de mariage. Au Maroc, elle revient environ 6 fois par an, notamment pour contrôler la bonne réception des fournitures qu'elle envoie par l'association. Professionnelle jusqu'au bout, elle fait le tour des associations marocaines avec lesquelles elle collabore et revoit aussi sa famille. «Aujourd'hui, je suis la meilleure ambassadrice de Marseille au Maroc, et la meilleure ambassadrice du Maroc à Marseille.»