Il faut avoir gardé à l'esprit les cris d'horreur et les interminables discussions franco-françaises qui avaient accompagné en 2007 l'accord franco-émirien à propos du Louvre Abou Dhabi pour mesurer a contrario le vide sidéral – à l'exception notable de quelques titres de presse, Libération en tête – suite à l'annonce de la création d'un fonds (franco-)qatari à destination des banlieues. Aujourd'hui, tout le monde se moque de savoir si l'étranger va s'approprier ou non ce patrimoine humain national que devrait constituer la jeunesse des «quartiers». Au cas où les jeunes sauvageons ne l'auraient pas compris, ils ne font pas vraiment partie des bijoux de famille du pays et on peut facilement les brader à l'étranger ! Brader, c'est bien le mot, même si les 50 millions d'euros sont devenus 100, l'offre de l'émirat du Golfe étant désormais abondée par «l'Etat et le privé français», sans plus de précision. Certes, la ministre déléguée au PME parle désormais d'un milliard d'euros – ce qui laisse rêveur sur le sérieux des annonces et sur le réalisme de ces montages financiers… Même à cette échelle, on reste dans l'enveloppe, un milliard justement, qui avait été consentie par les autorités d'Abu Dhabi. D'accord, c'était sur trente ans mais pour rester dans le muséal, 100 millions, c'est grosso modo le coût des travaux du département «Arts de l'islam» qui vient d'être inauguré en grande pompe au musée du Louvre. Il ne s'agit pas de sombrer dans le poujadisme à la mode du Front national sur le thème du «cheval de Troie de l'islamisme» mais de donner à percevoir, avec ces chiffres qui comparent l'incomparable naturellement, nos priorités nationales, résolument tournées vers la conservation d'un passé glorieux et pas terriblement porteuses d'un avenir ambitieux… Au-delà des premières réactions, il va de soi que le projet franco-qatari mérite davantage examen car on manque d'informations précises. Mais le secret qui a entouré les négociations n'est pas fait pour rassurer. Toutefois, lorsque des inquiétudes sont exprimées, en France, on le fait en général par rapport aux éventuels dangers d'une perte des fonctions régaliennes de l'Etat et/ou aux risques d'une influence étrangère. (Curieuse remarque d'ailleurs, de la part d'une nation, la France, qui se glorifie elle-même de son influence internationale, mais on sait bien qu'il y a de bonnes et de mauvaises influences !) Dans l'esprit de ces chroniques, on voudrait prendre les choses par l'autre bout et voir comment un tel accord peut être perçu du point de vue du monde arabe, lequel est, qu'on le veuille ou non, partie prenante à ces accords. L'émirat du Qatar ne faisant pas mystère de ses ambitions géopolitiques, il faut bien se rendre compte que les projets franco-qataris à l'intention, soyons clair, des «jeunes musulmans de France» ont également un écho international, en l'occurrence arabe. Au moment d'écrire ces lignes, la nouvelle de l'intervention financière qatarie pour les banlieues françaises est encore mentionnée dans les médias arabes de manière purement factuelle, sans plus de commentaire. Mais, sur place, on n'en pense pas moins car, en «faisant affaire» encore un peu plus avec le riche émirat du Qatar, la France s'associe à une puissance qui n'est pas neutre par rapport à ce qu'il est convenu d'appeler le «printemps arabe». Le Qatar est un acteur de premier plan dans les différents soulèvements (sauf dans le trop chiite Bahreïn et sauf sur son propre territoire, bien entendu), ne serait-ce que sur la scène médiatique via Al-Jazeera mais pas seulement puisqu'il y a eu par exemple l'hébergement de Libya TV, dès la mi-avril 2011, à Doha, entre autres projets moins médiatisés, tel le financement de Tariq al-irtiqâ' (La voie de l'avènement), une radio salafiste militante qui diffuse à Tripoli depuis juin dernier. L'émirat déploie aussi des efforts diplomatiques et même quasi militaires, à travers l'aide financière et les autres soutiens prodigués à des mouvements insurrectionnels, à commencer en Syrie. Autant de stratégies qui relèvent de la politique du Qatar, bien entendu parfaitement souverain dans ses choix. Mais ces derniers, tel l'appel devant l'ONU à une intervention militaire arabe en Syrie, sont toutefois inévitablement perçus, en tout cas dans les pays concernés, comme étant aussi un peu ceux de son «associée», la France. En d'autres termes, ce qu'on appelle à tort ou à raison «la politique arabe de la France» risque de plus en plus d'être vécu dans l'opinion arabe comme l'officialisation de cet étrange couple, formé sous les gouvernements précédents, que constitue la vieille république jacobine et le très jeune émirat du Golfe. Un pari audacieux au regard du passé car le Qatar, sur toutes sortes de problèmes qui vont du statut des étrangers à la question religieuse par exemple, reste fidèle à une pratique locale de la politique assez éloignée de la tradition française… Et surtout un pari extrêmement risqué, mais cette fois-ci vis-à-vis de l'avenir. Car choisir de façon aussi calculée – si l'on peut utiliser un terme aussi terre-à-terre – une alliance étroite avec ce partenaire, c'est miser sur un certain monde arabe, avec le maintien des équilibres actuels et donc de la domination régionale des acteurs de la Péninsule arabique, Arabie saoudite et Qatar en tête, lesquels s'intéressent de près à quelques-uns des soulèvements populaires dans la région, mais pas forcément avec l'intention de voir triompher les courants révolutionnaires les plus modernistes… Il n'est sans doute pas totalement délirant de parier sur la réussite de ce que certains appellent la «contre-révolution» des monarchies pétrolières. En revanche, il est à coup sûr assez imprudent de penser que cette realpolitik suscitera, auprès des populations concernées, un délire d'approbations joyeuses. Il ne faut pas se faire des illusions : le capital de sympathie d'un pays comme le Qatar auprès des populations arabes et même musulmanes est aussi petit que sa force de frappe financière est grande ! Cet accord sur le dos des territoires abandonnées de la République française ne risque pas seulement d'avoir des effets négatifs dans l'opinion française, effets qu'on a pu «apprécier» avec les premiers commentaires – sur France-Culture ! – évoquant les «jeunes entrepreneurs musulmans» des quartiers… En approfondissant leur alliance avec une puissance comme le Qatar, les responsables français s'associent à une certaine vision politique de la région, globalement à l'établissement d'un islam néolibéral modernisé mais conservateur. Ce n'est pas nécessairement gagner en popularité auprès des générations montantes qui ont nourri les révoltes que les régimes arabes en place s'efforcent aujourd'hui de capter à leur profit. Visiter le site de l'auteur: http://cpa.hypotheses.org/