Durant le mois de ramadan, et pour de multiples raisons, la schizophrénie devient la règle. Des partis modernistes, des associations tout aussi modernistes et de très nombreuses voix encore plus modernistes…tous ces gens qui, tout au long de l'année, affirment que la religion est une affaire personnelle, font du ramadan une affaire publique et collective. Ils transforment ce mois en occasion religieuse, avec et dans laquelle ils règlent des questions temporelles. Des activités diverses, des rencontres multiples, des conférences qui assemblent du monde et se ressemblent… Durant ramadan, tout devient possible au nom de la religion. Mais alors…Pourquoi ces partis et associations n'agissent-ils pas ainsi les autres mois de l'année ? Pourquoi n'y a-t-il pas les rencontres de « dou al hijja », les conférences de « safar » et les débats de « joumada al aoula » ? Ne serait-ce donc pas parce que, dans leur profond inconscient, ces partis et associations ne considèrent en fait pas ramadan et le jeûne comme une affaire personnelle et, en faisant ce qu'ils font, ils accolent une certaine sacralité à ce mois ? Pendant ramadan, la modernité ne peut vivre qu'après la rupture du jeûne, lors de rencontres, débats et autres conférences qui s'étirent jusqu'à l'aube ! Ils sont nombreux, ceux qui estiment et affirment que le foi est affaire entre créature et Créateur mais qui s'inscrivent dans une pratique religieuse bien de chez nous, à savoir que le jeûne, quatrième pilier de l'islam, est plus sacré que les autres. Ces gens-là, Monsieur, ne se différencient pas de cette société que pourtant ils rêvent, ou disent rêver, de changer chaque jour. Ils ressemblent, finalement, à ce pti gars du quartier qui roule et fume son joint dès après l'appel du muezzin pour le ftour, mais qui est tout à fait disposé à occire son copain qui aurait la mauvaise idée de s'enfiler une bière au même moment. Oui, au Maroc, sur nos terres, fumer un joint ne va pas à l'encontre du jeûne, de même que l'huile de cannabis ou un peu de marijuana, et même les psychotropes. Tous ces produits sont licites durant le mois du jeûne, mais le vin et la bière sont illicites. Résultat : nous pouvons assister au « jihad » d'un gars imbibé de marijuana ou de shit contre un de ses camarades ayant bu un verre ou deux de vin. Même après le ftour. C'est ce qu'on pourrait appeler la compréhension « en bière » et non ambiante de l'islam, chez ces gens-là, donc… Mais il arrive bien d'autres choses encore chez nous en cette période de l'année… Voici donc un gars qui roucoule avec sa dulcinée au téléphone, avant le ftour, qui lui annonce sa flamme et lui dit qu'il la désire corps et âme, corps surtout, après la rupture du jeûne. Ils conviennent d'un rendez-vous et le gars, satisfait et tout guilleret, raccroche et sort dans la rue. Et là, que voit-il ? Une jeune femme qui revient du travail, en tenue de ville, normale… Il lui lance des imprécations et lui balance des « vous ne respectez plus rien, ni ramadan ni jeûneurs, allez au diable ! »… Et encore, dans certains cas, le gars rameute les désœuvrés du quartier, soldats de Dieu pour quelques minutes ; ils encerclent la fille, l'abreuvent d'injures, parfois de quelques coups, histoire de lui faire la leçon et lui inculquer quelque morale… cette morale qui fait de notre gars un parfait musulman, qui jeûne et tout, qui croit en tout, du moment que nous sommes toujours avant le ftour et que son rendez-vous intime avec son amie n'est prévu que le soir. Ce Maroc schizo est en fait la règle presque générale, quasi absolue durant le mois de ramadan. Une règle qui exprime en toute simplicité cette posture qui fait que la traque des non-jeûneurs, leur interpellation et leur condamnation, que l'incitation faite aux gens d'épier la piété des autres ne sont rien d'autre qu'une crise d'identité et un encouragement à la création d'une police religieuse qui vient en renfort de tous ceux qui vous insultent et vous hurlent à la face : « Mange si tu veux, mais fais-le chez toi ». Tous ces individus considèrent que ceux qui appellent à la non-existence de tribunaux inquisitoriaux au Maroc, à la cessation de ce contrôle sur la foi et le positionnement religieux des citoyens, sont nécessairement opposés au ramadan, au jeûne et, en un mot et globalement, à l'islam. Ces gens agissent comme si, avant ramadan, ils avaient tous été à la conservation pour enregistrer le Maroc à leur nom, ne vous laissant que votre « chez vous » pour (essayer d') y agir comme bon vous semble. Et puisque notre société est ainsi et que tout un chacun s'est inscrit et a endossé cette compréhension « en bière » et en berne de la religion, alors tout va en vrille autour de nous. Et ainsi du pauvre Raïssouni, cet homme qui se présente comme théologien projectiviste au Qatar, puis ensuite au Maroc… cet homme pour lequel je nourris encore l'espoir de l'entendre un jour dire deux ou trois mots sur les très sérieux manquements démocratiques au Qatar, a entamé ce ramadan d'une manière inattendue, comme le dit ce beau verset du Coran : « Nous allons les conduire graduellement (…) par des voies qu'ils ignorent » (7 : 182). Raïssouni, donc, qui a passé tant d'années au Qatar, critique à peu près tout au Maroc, attaque les laïcs, pressent un complot de mécréants contre le pays, s'en prend aux Imazighen… mais ne pipe mot, bien évidemment, sur Qatar. Et cet homme nous dit aujourd'hui le plus simplement du monde qu'il est pour l'abrogation de l'article 222 du Code pénal, cet article qui criminalise la rupture du jeûne en public durant le ramadan. Raïssouni a affirmé que la loi ne doit pas s'occuper de la foi… exactement comme ce que pensent et disent tous ceux qui affirment que la religion est affaire personnelle. Et ce pauvre Raïssouni comprendra maintenant, après son propos qui nous a été adressé comme toujours de Qatar, ce que signifie et ce que peut coûter d'utiliser la religion hors propos. Il saura le coût de cette « vérité absolue » devenue synonyme de religion, même quand il s'agit d'une interprétation humaine de ladite religion. Et donc, du coup, de fait, les très nombreux oulémas, érudits, théologiens et autres serviteurs de la religion s'en sont pris à Raïssouni dans des imprécations où l'excommunication n'était jamais bien loin. Ils ont fait subir à Raïssouni, avec lequel ils ne sont pas en accord sur l'article 222, ce que faisait subir le même Raïssouni à ceux qui n'étaient pas d'accord avec lui sur tel ou tel point, article ou jugement. Et la schizophrénie ne se réduit pas à la compréhension « en bière » de la religion, qui considère le shit halal et le vin haram durant ramadan… elle ne s'arrête pas à ces Marocains qui s'estiment serviteurs de Dieu avant la rupture et chevaliers servants de leurs amies après… Non, cette schizophrénie et compréhension se transpose aussi dans la politique. Début ramadan, on s'est préoccupé du blocage physique de Benkirane alors qu'il entreprenait d'entrer dans les locaux de l'USFP pour une conférence, au motif qu'il avait une responsabilité morale dans l'assassinat d'Omar Benjelloun. Sites, journaux et radios se sont enflammés pour cette intrusion de Benkirane chez les socialistes, bien que ce ne fût pas une première puisque le chef du gouvernement avait participé à l'ouverture du Congrès du parti, « responsable » de l'élection de Lachgar à la tête de l'USFP, ou Union Suicidaire des forces populaires. En ce début de ramadan, donc, des militants et mêmes des dirigeants de ce qui reste du parti socialiste ont protesté, contesté, manifesté, tempêté et tracté contre la venue de Benkirane dans leurs murs. Cela se produisait au début de ramadan et il faut croire que maintenant que les socialistes ont goûté à la faim et à la soif, ils ont perdu un peu de leur mémoire… En effet, après Benkirane, il y en a eu un autre à être invité par l'USFP… et cela se passait le 20 juin, jour anniversaire des émeutes du 20 juin 1981 à Casablanca. Les socialistes ont donc reçu, ce jour-là, 35 ans après les « événements » de Casa, Hamid Chabat, chef de l'Istiqlal. Les socialistes ont fulminé contre Benkirane en raison d'Omar Benjelloun, mais ils ont semble-t-il totalement oublié que Chabat avait dit de Mehdi Ben Barka qu'il n'était qu'un assassin. Peut-être la mémoire a-t-elle failli parce qu'on était un « 20 joint »… Peut-être parce que le « 20 joint » participe aussi de la compréhension « en bière » de la religion et de l'Histoire… Peut-être parce que Benkirane a condamné le meurtre de Benjelloun alors que Chabat n'est jamais revenu sur sa qualification de Ben Barka… Sans doute parce que ce « 20 joint » nous rappelle encore et toujours la compréhension fière de l'anti-bière et qu'il nous conduit à calculer que 20 joints, c'est halal, mais qu'une bière, c'est affreusement haram.