La route qui mène à l'enfer, disait le philosophe Jean-Paul Sartre, est pavée de bonne intentions. L'image trouve une parfaite illustration dans l'attitude adoptée depuis des années par les autorités cantonales et locales helvétiques à l'égard de la demande insistante des musulmans de Suisse visant à trouver une solution au problème de l'inhumation de leurs morts selon le rite islamique. Les bonnes intentions, ici, ce sont ces principes et idéaux républicains de justice et d'égalité promus par la révolution française (souvent par la guillotine et la terreur, mais cela, il est vrai, est un autre débat), et qui inspirèrent (en 1846 et en 1876) les législateurs suisses dans l'élaboration d'une ''loi sur la laïcité dans les cimetière''. En vertu de ces principes et idéaux, qui voulaient que " dans la mort tous les hommes sont égaux " (à défaut de l'être sur terre...), depuis 1846 les Cantons helvétiques imposent à leurs citoyens ''l'enterrement à la ligne'' (on notera, au passage, la triste uniformisation de la mort qu'une telle formule évoque !), sans distinction de sexe, d'âge, ni de religion. On le reconnaît sans difficulté: L'idée, au départ, relève parfaitement de la ''bonne intention'': Ne s'agissait-il pas, au début d'un 19-ème siècle qui fut celui de toutes les révoltes contre toutes les oppressions, de signifier d'abord l'émancipation du pouvoir politique (devenu l'outil ''sacré'' de ce combat pour la libération de l'individu et de la société) de tout pouvoir religieux (lequel était alors souvent associé à ces oppressions)? Seulement voilà: Par un de ces étranges caprices de l'Histoire, aujourd'hui, la Suisse n'est plus cette terre où ''ne vivent et ne meurent'' que des suisses de confession chrétienne, avec, en tout et pour tout, quelques milliers d'autres suisses de confession israélite: Aujourd'hui, en effet, ce sont prés de 200.000 musulmans qui vivent sur le territoire de Guillaume Tell. Non seulement qui y vivent, mais qui tentent de s'y intégrer bon gré mal gré, et aspirent également à... y mourir... en tant que musulmans, cela s'entend, c'est-à-dire dans le respect des préceptes et des rites de l'Islam. Et c'est là, justement, que les ''bonnes intentions'' évoquées peuvent mener à " l'enfer sartrien ". " L'enterrement à la ligne " imposé par les lois cantonales, ainsi que le système de fonctionnement des tombes sur la base de concessions de vingt ans (renouvelables dans une limite de 99 ans), en vigueur dans tous les Cantons suisses, on l'a compris, sont en totale contradiction avec les préceptes islamiques pour l'enterrement des morts, qui veulent que les tombes soient orientées vers la Mecque, et que le mort repose dans sa tombe... à jamais. En devenant de plus en nombreux (leur nombre a triplé ces dix dernieres années), les musulmans de Suisse, ont multiplié les actions et les revendications auprès des diverses autorités cantonales et municipales helvétiques (quoique de manière désunie et peu coordonnée), afin d'obtenir dans les principaux cimetières des parcelles qui soient réservées à leurs morts. Et, partant, de se libérer de ce dilemme angoissant qui les hante et qui resurgit à chaque mort d'un ami, d'un proche: Que faire? laisser l'enterrement se faire ici, sans le respect du rite et des préceptes islamiques de base? Ou rapatrier le corps dans le pays d'origine avec les frais (quelque 10.000 francs suisses environ) et les tracasseries administratives que cela suppose? Pour l'heure, 90 pour cent des musulmans de suisse optent pour cette deuxième solution. Or la question qui se pose ici (et que ne manquent pas de poser et de reposer les membres de cette communauté musulmane aux autorités helvétiques) est la suivante: Comment peut-on espérer s'intégrer en tant que nouveau citoyen suisse et musulman, si, à l'heure de la mort, cette même terre suisse refuse d'accorder à ces citoyens et aux membres de leurs familles le repos éternel? l'acceptation (ou non) du droit des musulmans à enterrer leurs morts selon leurs rites, prend valeur, ici, d'une volonté politique (et morale) visant à favoriser l'intégration de cette communauté. Certes, il faut le reconnaître, les villes et les Cantons suisses ont, peu à peu, évolué de manière positive sur ce dossier, quelques uns d'entre eux acceptant, à défaut de solutions globales au problème, de faire d'importantes concessions aux lois républicaines précitées. Au départ, en effet, Genève était la seule ville à offrir, dans un cimetière public (du Petit-Saconnex), deux petites parcelles (accordées en 1979 et 1983 en dérogation à sa loi cantonale de 1876) comportant respectivement 66 tombes et 201 tombes. Mais d'autres Cantons et municipalités ont peu à peu suivi, sous les pressions et les demandes répétées de la communauté musulmane. Ainsi, début Août dernier, le législatif de la ville de Berne, avait accepté une modification/dérogation à son règlement sur les cimetières, qui reconnaît que toutes les minorités religieuses ont le droit d'être enterrées selon leurs rites dans les cimetières de la ville. Berne est ainsi devenue, la première ville de Suisse à offrir à ses 2500 musulmans, une vraie place, non seulement pour vivre, mais également pour mourir: Dans la parcelle que leur cédera la ville, les morts pourront ainsi reposer face à la Mecque... et de façon définitive. Une concession à dû toutefois être acceptée par cette communauté: Les morts seront enterrés dans un cercueil et non dans un simple linceul comme le recommande la religion islamique. Dans le canton de Neuchâtel (Suisse Romande), les négociations entre les représentants de la communauté musulmane et les autorités cantonales sont encore en cours, mais il semblerait que l'on s'achemine vers une solution semblable à celle adoptée à berne. A Bâle (Suisse alémanique) on semble plutôt s'orienter vers une solution différente. Pour les autorités bâloises, en effet, la laïcité devrait être obligatoirement maintenue dans les cimetières publics, et un éventuel et futur cimetière musulman devra être... privé. Autrement dit, la communauté musulmane devra faire l'effort (considérable, quant on sait le prix et la rareté du terrain dans la région bâloise) d'acquérir un terrain privé pour enterrer ses morts. Afin d'amoindrir le coût et de faire converger les synergies, une idée originale est envisagée: L'achat d'un terrain en ''commun'' avec les musulmans des Cantons voisins. A Zurich, et juste au moment où les pressions intensives de la communauté musulmane ont fini par donner des résultats heureux (le conseil administratif acceptant la construction d'un carré particulier pour les musulmans, à côté du cimetière de Altsetten), le politicien zurichois et dirigeant de l'UDC (parti nationaliste défendant des thèses proches de celles de l'extrême-droite), Christoph Blocher a bloqué le dossier, en s'appuyant sur la même loi de laïcité dans les cimetières. Mais c'est peut-être à Genève que la situation parait la plus préoccupante. En effet, et alors que cette ville fut la première en Suisse à disposer de deux carrés de tombes réservés à ses musulmans, l'on a appris, il y a quelques mois, que le maire radical de cette ville, Michel Rossetti, arguant de son attachement à la même loi sur la laïcité dans les cimetières, a décidé de mettre fin à la dérogation sur la loi de 1876, ''... quand toutes les places musulmanes du cimetière du Petit Saconnex auront été prises''. Or, on sait que la première parcelle de 66 tombes a déjà enregistré plus d'une cinquantaine d'inhumations, et que la douzaine d'emplacements restants sont ... réservés. quant à la seconde parcelle, qui compte 201 tombes, quelque 150 inhumations ont eu lieu déjà. au total donc, il ne resterait plus qu'une cinquantaine de " places " pour l'ensemble des musulmans de Genève, lesquels sont au nombre d'environ... 15.OOO. A terme, l'application de la décision de M.Rossetti signifiera donc la disparition des parcelles musulmanes de Genève, celles-ci étant gérées par le système de concession de 20 ans, renouvelable dans une limite de 99 ans. Il est ainsi consternant et paradoxal de voir comment une loi, inspirée par des valeurs républicaines et laïques issues d'une révolution née en France il y a deux siècles, continue à être appliquée aujourd'hui avec la même obstination rigide sur le territoire suisse, alors même que dans l'hexagone, les grandes communautés religieuses qui composent ce pays (dont les musulmans) sont loin de souffrir le même calvaire pour enterrer leurs morts selon leurs rites. A quelques musulmans genevois qui demandaient à M.Rossetti pourquoi, en dépit de la loi de 1876, la communauté israélite de Genève peut enterrer ses morts dans son cimetière de Verrier (agglomération de la banlieue de Genève située sur la frontière franco-suisse), le maire répondit, nullement déconcerté: ''Son entrée (du cimetière) est située sur territoire genevois, mais les morts sont enterrés sur France''. La frontière entre laïcité et intolérance n'est-elle pas, parfois, bien mince? Aussi mince que celle qui, sur le cimetière israélite de Verrier, sépare la France et la Suisse. Les voies du seigneur sont bien impénétrables...