Entre les affaires, les déceptions, les coups fourrés et les envies d'ailleurs, le patronat fait l'objet d'un turn-over sans précédent. "Je suis venu me battre avec les miens, et voilà que je me bats contre les miens!". C'est en ces termes, et tant d'autres de la même veine émotionnelle, que Salaheddine Mezouar a exprimé son "amertume", en conférence de presse jeudi 18 juillet, à propos de la série de démissions que connaît la Confédération Générale des Entreprises du Maroc (CGEM) sous son règne. Silencieux depuis le début de cette vague qui traverse le patronat depuis celle de Ahmed Rahhou en janvier dernier, c'est suite au retrait de son vice-président général, Fayçal Mekouar, que Mezouar a décidé de rétorquer. Pourquoi avoir parlé aujourd'hui et pas avant? "J'ai... "J'ai appris la leçon des dernières fois, où j'ai eu tort de me taire. Désormais, je répondrais à chaque fois que quelque chose de ce genre se produira. Plus ça monte, plus je monterais", a-t-il sévèrement promis. Trahi, déçu et lâché par ceux qu'ils croyaient ses lieutenants, le patron des patrons déplore surtout qu'une "machine se soit mise en branle" et que "des réunions se tiennent dans [son] dos" au moment même où il parle à la presse. Plus qu'une autre démission de conjoncture donc, le coup de Fayçal Mekouar est celui qui a "le plus ému" l'ex-président du RNI. Un coup de poignard dans le dos que Mezouar n'a visiblement pas digéré, et surtout venant de cet "ami", avec qui il dit avoir travaillé "en toute confiance". Révélée en avant-première nationale par le site web de l'hebdomadaire Telquel pendant la soirée du 17 juillet, la démission de Fayçal Mekouar couronne un long feuilleton d'abdications des ténors de la CGEM. Après les démissions de Ahmed Rahhou (vice-président), Mohamed Talal (vice-président), Hammad Kassal (président de la Commission Délais de paiement), Fadel Agoumi (Directeur général délégué) a déposé la sienne 24 heures avant Fayçal Mekouar, ouvrant la voie au doute sur une possible entente entre les deux, réputés proches l'un de l'autre. Mais dans une déclaration à « L'Opinion », Agoumi s'est contenté du minimum syndical: "Après sept années comme directeur général adjoint de la CGEM, je ressens une certaine fatigue. C'est un métier crevant", a-t-il indiqué sans vouloir en dire davantage, notamment sur le timing de sa démission. Le "problème Mezouar" Si ces démissions sont justifiées en on et en off par des prétextes aussi divers que la "fatigue", les "convenances personnelles" et autres "incompatibilité d'humeurs", un fil rouge se dégage: la vie de l'organisation patronale n'est plus la même depuis que l'ex-ministre des Affaire étrangères a été porté à sa présidence en juillet 2018. "La CGEM est une institution qui vit au rythme de l'équipe dirigeante. Quand un nouveau président arrive, il arrive avec de nouveaux visages désignés, qui ne sont pas forcément acceptés par tous les anciens", estime Abdelkader Boukhriss, président de la Commission Climat des Affaires. Il faut dire que les malheurs de Salaheddine Mezouar sont nombreux, mais deux semblent le poursuivre après l'écoulement d'une année sur trois du mandat, bien qu'il n'en est pas pour grand chose. Le premier, est que l'ombre de sa prédécesseure, Miriem Bensalah Chaqroun, plane toujours sur les mémoires des patrons, après une présidence de deux mandats (six ans au total) pleines de belles réalisations, notamment avec l'expansion des investissements du Maroc en Afrique. La deuxième tâche noire qui colle à l'élection de Mezouar est que, pour être porté président, il a dû faire face à un candidat de taille, Hakim Marrakchi, grand industriel, resté favori jusqu'aux derniers jours de campagne. Ce fut donc la première fois depuis quinze ans que le président de la CGEM n'est pas désigné suite à une candidature unique. Victime de circonstances? Peut-être. Mais l'ancien ministre des Finances y est aussi pour quelque chose. "Il a commencé à se faire des ennemis quand il a écarté Neila Tazi de la vice-présidence de la Chambre des Conseillers au nom de la CGEM", nous confie une source proche de Mezouar. Une fois élu, le nouveau patron des patrons avait en effet fait remplacer Neila Tazi, première femme marocaine à présider des séances plénières au perchoir, par Abdelhamid Souiri, par le biais d'Abdelilah Hifdi, président du groupe. Une "éviction" que l'ancienne vice-président de Meriem Bensalah Chaqroun avait ardemment contesté, évoquant une "violation au principe constitutionnel de parité hommes/femmes". "Souiri et Hifdi ont soutenu Mezouar pour la présidence. Neila a soutenu Marrakchi. Alors lorsque l'occasion s'est présentée pour prendre sa revanche, il n'a pas manqué de le faire", commente notre source. La crise qui assomme le patronat est aussi une crise de "personnes". Lorsqu'il a débarqué, Mezouar s'est empressé de "donner un nouveau" souffle à son organisation avec la désignation de plusieurs nouveaux visages. "Les fédérations et les commissions de la CGEM voient arriver des personnes qui n'ont rien à voir avec le monde des entreprises. Leur frustration est compréhensible", révèle ce proche du président. Parmi ces visages, un certain Omar Alaoui, Chef du cabinet de Mezouar, au CV peu cohérent. Passé de statut de "militant" au Parti Authenticité et Modernité à celui de salarié du Rassemblement National des Indépendants, avant de rejoindre le cabinet du président du patronat, ce "communiquant" incarne parfaitement le "style Mezouar". Etouffant d'arrogance à l'image de son patron qui s'est toujours prévalu de son élection à 80% des voix, ce jeunot « fougueux et mal-aimé » dans les coulisses du patronat marocain, a fait sienne cette manie de vouloir, coûte que coûte, avoir le dernier mot. Il n'hésite pas à s'ériger en "donneur d'ordres et de leçons", lui qui, selon plusieurs de nos sources, "n'a jamais été aux manettes ou dans le top management d'une entreprise". "Capitaliste d'Etat" De ministre de l'Industrie, à celui des Finances puis des Affaires étrangères, en passant par la présidence d'un parti politique, Mezouar a un parcours brillant certes, mais que d'aucuns avaient jugé comme "incompatible avec le patronat". Une impression qui dominait déjà lorsqu'il était en campagne et qui n'a fait que se confirmer au fil des mois, faisant ainsi oublier son passage de deux ans à la présidence de l'Association Marocaine des Industries du Textile et de l'Habillement (AMITH). "Ses actes renvoient à un certaine forme de capitalisme qui ne correspond pas à toutes les formes de capitalismes fédérés à la CGEM. C'est un capitaliste d'Etat qui, au fil du temps, a démontré qu'il ne représente pas les capitalismes de l'organisation patronale d'aujourd'hui", remarque Hakim Marrakchi, unique candidat face à Mezouar lors des élections de la présidence de 2018. Pour illustrer son constat, Marrakchi rappelle la lettre de l'Association Marocaine des Exportateurs (ASMEX) au président de la CGEM, par ailleurs transmise au Chef du gouvernement, qui conteste les "réserves que le patronat aurait émises sur l'accord de libre-échange africain (ZLECAF, ndlr)", récemment ratifié par le Maroc. Selon le président directeur-général de Maghreb Industries, la lettre de l'ASMEX, bien que tenue secrète, signifie "que certains membres de la CGEM ne s'y retrouvent plus. Certes, c'est un succès d'avoir des profils divers dans la direction du patronat, mais il n'y a aucun véritable entrepreneur autour de Si Mezouar, ce qui fait que les intérêts des entreprises ne sont pas tous défendus. La CGEM n'est pas un ministère et sa principale vocation est de servir ces intérêts là". Pour le moment, aucun scénario de sortie de crise n'est envisageable. Pire, de l'aveu même de son président, le patronat "risque de connaître d'autres épisodes de démissions". Ce qui est sûr, en revanche, c'est l'imminent remplacement de Fayçal Mekouar. Les statuts de l'organisation prévoient, en cas de démission du vice-président général, que le président en exercice propose à la prochaine Assemblée Générale une nouvelle personne à ce poste. En attendant, l'intérim devra être assuré par un vice-président désigné par le président après approbation du Conseil d'Administration. On verra, le moment venu, qui sera désigné aux côtés de Mezouar pour diriger la CGEM et on pourra dès lors juger de son aptitude à le faire et pourquoi pas réussir enfin à sortir cette instance du marasme dans lequel elle semble chaque jour s'installer davantage. Mais comme on le voit déjà, le mal est fait. Le patronat semble mal parti pour gagner en influence et, surtout, en image, à l'heure où il est attendu sur de grands dossiers comme les délais de paiement et la régulation du droit de grève, entre autres. Amine Derkaoui