Je ne suis pas historien, et ne prétends pas posséder « l'érudition, la rigueur et le savoir-faire méthodologique » dont M. Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane, nous disait, dans le numéro de mai 2014(1), qu'ils constituent les attributs de base de tout travail historique sérieux. Ce n'est donc pas une « mise au point » que j'ai souhaité faire suite à la lecture de plusieurs articles de Zamane sur le manifeste du 11 janvier 1944, qui m'ont surpris par leur contenu, mais uniquement une réponse, la plus étayée et circonstanciée possible, s'appuyant sur des documents rassemblés par la Fondation Abou Bakr El Kadiri et sur les mémoires de ce dernier, qui fut l'un des principaux témoins de cette période de notre Histoire. Peut-être ces éléments permettront-ils aux lecteurs de Zamane de reconsidérer certaines des affirmations du magazine sur cet événement historique majeur ? « Ceux qui ont signé le manifeste du 11 janvier étaient à l'abri de la riposte française ». Vous écrivez, dans l'article « Les signataires du manifeste du 11 janvier sont au nombre de 66 » (2) (et dans lequel vous dites qu'ils ne seraient en réalité que 58) que « les signataires originaux (soit les 58) sont ceux censés être à l'abri de la riposte française [...], [les autres noms n'ayant] été ajoutés que par la suite, lorsque tout danger avait été écarté ». A l'abri de la riposte française ? Oubliez-vous que deux semaines après la remise du manifeste, et passée une période de flottement de la part des autorités du Protectorat (3) , de nombreux nationalistes parmi les signataires ont subi une violente répression : dans la nuit du 28 au 29 janvier 1944, Ahmed Balafrej(4) , Secrétaire Général du Parti de l'Istiqlal, et son adjoint Mohamed Lyazidi ont été arrêtés à Rabat sous prétexte d'intelligence avec les forces de l'Axe ; à Fès, on incarcérait Abdelaziz Bendriss et Hachemi Filali. Les jours suivants, de nombreux autres nationalistes ont été emprisonnés, certains pendant deux ans. A Salé, par exemple, les signataires du manifeste Abou Bakr El Kadiri, Abderrahim Bouabid, Kacem Zhiri et Mohamed Bakkali ont été arrêtés au lendemain des manifestations du 29 janvier. Ils ont été mis aux arrêts pendant près d'un an sans jugement, le temps qu'un dossier soit constitué, avant d'être enfin condamnés à deux ans d'emprisonnement. Voici ce qu'écrivait sur eux, dans un courrier confidentiel et secret adressé le 29 novembre 1944 au Conseiller du Gouvernement Chérifien, le Chef de la Région de Rabat : «En raison de la gravité des faits qui leur sont reprochés, il avait été primitivement envisagé de les faire passer immédiatement en Cour martiale. Les dossiers n'ayant pas été présentés en temps voulu, la solution du Tribunal Militaire avait été retenue. La Direction des Affaires Politiques a jugé par la suite qu'il suffirait de présenter cette affaire au Pacha de Salé. » Le même jour, le Chef de la Région de Rabat écrivait au Contrôleur Civil de Salé : «Si, comme je le pense, l'audience confirme les résultats de l'instruction approfondie faite par vos soins, une peine de deux ans de prison me semblerait convenir à des meneurs qui auraient dû normalement être traduits devant une juridiction militaire en raison de la gravité des faits qui leur sont reprochés ». Lorsque des mesures de clémence ont été envisagées en février 1945, les autorités de Rabat-Salé ont insisté pour qu'El Kadiri, Bouabid et Zhiri, qualifiés de « prisonniers politiques », ne soient pas libérés(5). L'exemple des répressions subies par les nationalistes de Salé à la suite de la présentation du manifeste du 11 janvier peut être généralisé aux signataires de tout le pays. Ainsi, durant leur séjour dans la prison civile de Rabat puis au pénitencier agricole d'El Ader, Abou Bakr El Kadiri et ses compagnons de Salé ont côtoyé d'autres signataires du manifeste, parmi lesquels Mehdi Ben Barka, M'hamed Zeghari, Mohamed El Fassi ou Mohamed Laghzaoui. « Les signataires du manifeste ne seraient pas 66 mais 58 » Depuis plusieurs mois déjà, des articles de Zamane affirment que les signataires du manifeste ne seraient pas 66 mais 58(6), se basant pour cela sur un texte conservé dans les archives françaises. J'ai effectivement pu consulter un document français (un courrier adressé en avril 1944 par le Secrétariat Général du Protectorat au Directeur de l'Agriculture et donnant, à la demande de ce dernier, la liste des signataires et leur qualité) qui ne comporte que 58 noms: parmi les absents, Malika El Fassi, Kacem Zhiri ou Mohamed Laghzaoui. Mais dès lors, comment expliquer que Mohamed Laghzaoui ait été incarcéré à la prison d'El Ader aux côtés d'autres signataires du manifeste, comme M'hamed Zeghari, Abdelkbir El Fassi ou Mohamed Bensouda ? Comment expliquer également que Kacem Zhiri ait été incarcéré pendant deux ans aux côtés d'Abou Bakr El Kadiri et de Abderrahim Bouabid ? Et que faites-vous du témoignage d'Abou Bakr El Kadiri(7), à l'époque chef du Parti de l'Istiqlal à Salé et, de ce fait, responsable des signatures pour cette ville, qui affirme que Kacem Zhiri était l'un de ses lieutenants, membre de la cellule secrète « Fath » mise dans la confidence des préparatifs du manifeste du 11 janvier, et signataire dudit manifeste ? Comment expliquer enfin que la signature de Malika El Fassi apparaisse au bas du manifeste ? Cela veut-il dire que le fonctionnaire français chargé d'établir la liste des signataires n'a pas pu déchiffrer tous les noms, dont certains sont effectivement peu lisibles ? Ou que la copie du manifeste parvenue aux autorités du Protectorat n'a pu être signée par tous, pour des raisons logistiques peut-être, alors que celle transmise à SM Mohammed V comportait les 66 signatures ? Ce ne sont là que des hypothèses à vérifier, mais la rigueur historique prônée par Zamane nous impose de ne pas éliminer trop hâtivement 8 noms de la liste des signataires du manifeste du 11 janvier sous prétexte qu'un document français ne les contient pas. « Il n'y a pas un manifeste mais des manifestes ». Depuis quelques temps se répand l'idée selon laquelle il existerait plusieurs manifestes réclamant l'indépendance du Maroc, placés au même rang que celui du 11 janvier 1944. Le numéro 38 de Zamane mentionne par exemple le manifeste des nationalistes de la zone Nord signé le 14 février 1943 et celui du PDI du 13 janvier 1944. Permettez-moi de revenir un instant sur la définition du mot « manifeste » : c'est, selon l'Académie Française, une « déclaration écrite et publique par laquelle un souverain, un État, un gouvernement, un parti fait connaître ses vues sur un certain sujet ou rend raison de sa conduite dans quelque affaire importante ». Le manifeste associe donc une entité (État, gouvernement ou parti), une déclaration sur un sujet d'importance, et le fait de lui donner publicité. Si des nationalistes de la zone nord, parmi lesquels Abdelkhalek Torres, ont bien préparé un document le 14 février 1943, dans lequel l'idée d'indépendance était évoquée, il ne s'agissait pas d'une déclaration adressée à la puissance occupante et au chef de l'Etat, mais uniquement d'un courrier destiné à des représentations diplomatiques à Tanger, donc sans publicité. Ces mêmes nationalistes du nord ont d'ailleurs adressé le 29 février 1944 un courrier à SM Mohammed V où ils exprimaient leur appui et leur soutien au manifeste du Parti de l'Istiqlal du 11 janvier 1944(8). Permettez-moi, enfin, pour conclure, de vous livrer la version que nous donne Abou Bakr El Kadiri dans ses mémoires(9) sur la réaction des nationalistes du PDI quant au projet de manifeste de l'indépendance. El Kadiri rapporte qu'avant même que ne soit entamée la rédaction du manifeste du 11 janvier, Ahmed Balafrej, dans une réunion avec les membres du Comité Exécutif du Parti National (qui deviendra l'Istiqlal), avait demandé que Mohamed Belhassan Ouazzani soit prévenu de la préparation du manifeste et y soit associé, ainsi que les membres de son parti, dans une optique d'union nationale. Il faut en effet rappeler ici que le manifeste du 11 janvier a concrétisé une volonté de rassemblement puisqu'il a été présenté par des membres de l'ex-Parti National (Ahmed Balafrej, Omar Abdeljalil, Mohamed Lyazidi...) et des personnalités indépendantes (M'hamed Zeghari, Ahmed Bahnini...), représentant toutes les régions du Maroc sous occupation française (Fès, Rabat, Salé, Meknès, Marrakech, Oujda, Safi, Khémisset, Ouarzazate...). Ouazzani se trouvant alors en résidence surveillée à Itzer (près de Fès), le parti a dépêché une mission secrète auprès de lui pour lui présenter le projet et lui proposer de s'y associer, ce que Ouazzani, hélas! refusa. Omar Abdeljalil, dans un courrier(10) adressé à Ouazzani peu après la présentation du manifeste, lui disait : « Comme nous regrettons que tu n'aies pas été des nôtres dans cette étape cruciale de la lutte nationale, et que nous sommes peinés du refus de tes deux amis Abdelhadi Chraibi et Ali Laraki de signer avec nous » (11). Ce n'est que le 13 janvier que les membres du parti Qaoumi ont déposé une déclaration appuyant le manifeste d'indépendance du 11 janvier et reprenant les mêmes termes. Déclaration dont les premiers mots étaient : « Le mouvement Qaoumi, qui œuvre à réaliser l'unité du Maroc, et qui mêle sa voix au Parti de l'Istiqlal... ». *Membre de la Fondation Abou Bakr El Kadiri (1) Article intitulé « Les manifestes de l'indépendance... » (2) Numéro 55, juin 2015, page 41 (3) La Résidence Générale, surprise par la présentation du manifeste de l'indépendance, a en effet tardé à réagir, attendant les instructions du Comité Français de Libération Nationale présidé par le général de Gaulle. Davantage de détails sur cette période sont disponibles dans les pages 181 à 231 du tome 2 des mémoires d'Abou Bakr El Kadiri (Moudhakkirati fil harakah al wataniyyah al maghribiyyah) (4) Balafrej fut emprisonné pendant quelques mois sans jugement avant d'être exilé en Corse (5) Note du Contrôleur Civil de Salé du 10 février 1945, Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (6) Cf. notamment numéros 41 d'avril 2014, 42 de mai 2014 et 55 de juin 2015 (7) Abou Bakr El Kadiri, Moudhakkirati fil haraka al wataniyyah al maghribiyyah, tome 2, page 221 (8) Cf. El Kadiri, op. cit., pages 211 à 214, pour le texte complet de cette déclaration (9) El Kadiri, op. cit., pages 164 et suivantes (10) El Kadiri, op. cit., page 168. Le texte de cette lettre figurait dans les mémoires de M. B. Ouazzani (11) Seul Mohamed Benlarbi Alami, du parti Qaoumi, a signé le manifeste du 11 janvier 1944