L'arrêt rendu mardi 1er juillet par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et validant l'interdiction générale du port du voile intégral dans l'espace public est extrêmement préjudiciable, estime Amnesty International. Il s'agit d'une profonde régression du droit à la liberté d'expression et de religion, qui laisse entendre que les femmes ne sont pas libres d'exprimer leur conviction religieuse en public. L'affaire avait été portée devant la CEDH, à Strasbourg, par S.A.S., une Française de 24 ans selon laquelle l'interdiction générale, promulguée sous forme de loi en 2011, bafouait son droit à la liberté d'expression et une série d'autres droits. En France, les femmes qui contreviennent à cette loi sont passibles d'une peine d'amende ou d'un stage de citoyenneté, voire des deux. « La Cour a reconnu que les arguments fondés sur la sécurité et l'égalité des genres étaient spécieux. Elle a cependant accepté l'argument selon lequel le port du voile intégral est contraire aux normes établies pour la vie en société et nécessaires pour le "vivre ensemble". Ce raisonnement doit être extrêmement troublant pour toutes celles et tous ceux qui sont attachés à la liberté d'expression, a déclaré John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale d'Amnesty International. « Si l'on réduit l'arrêt de la Cour à son essence même, il dit en substance que l'on ne doit pas porter le voile intégral parce qu'il met les gens mal à l'aise. Cela ne justifie pas l'interdiction d'un comportement ou d'une forme d'expression – religieuse ou autre – qui en soi ne porte préjudice à personne. « Comme l'a indiqué la CEDH, un certain malaise peut être le prix que les sociétés démocratiques seraient amenées à payer pour, précisément, permettre le "vivre ensemble". La réalité c'est qu'en forçant les gens à "vivre ensemble", cet arrêt va finir par obliger une petite minorité à vivre à l'écart puisqu'il oblige effectivement les femmes à choisir entre exprimer leur croyance religieuse et paraître en public. » Le jugement a été prononcé par la Cour siégeant en Grande Chambre, ce qui signifie qu'aucun recours n'est possible. S.A.S avait soutenu devant la Cour que la loi était discriminatoire sur le plan sexuel et religieux, qu'elle violait ses droits à la liberté d'expression, de religion ou de croyance ainsi que son droit à une vie privée, et qu'elle s'apparentait à un traitement dégradant. Elle avait dit à la Cour qu'elle ne portait pas en permanence le voile dissimulant tout son visage, et qu'elle était disposée à l'enlever lors de contrôles d'identité, ou lorsqu'elle se trouvait dans un aéroport, dans une banque ou dans d'autres situations où cela pouvait lui être demandé. Même si certaines restrictions à la liberté d'expression et de religion peuvent se justifier dans certains contextes spécifiques, Amnesty International estime que l'interdiction générale imposée par la loi française n'est ni proportionnée ni nécessaire. Il existe déjà, en France, une législation visant à combattre la violence contre les femmes et autorisant les agents chargés de l'application des lois à procéder à des contrôles d'identité si nécessaire. « Prétendre que toutes les femmes qui portent des symboles ou des vêtements traditionnels ou religieux le font parce qu'elles y sont contraintes relève de stéréotypes, et aucun pays ne devrait supprimer les droits des femmes par voie législative, et encore moins punir ces dernières, en partant d'une généralisation aussi grossière », a ajouté John Dalhuisen. À part la France, dont l'interdiction date de 2011, un seul autre État et une seule région d'Europe ont mis en place des interdictions analogues du port du voile intégral dans l'espace public. Il s'agit de la Belgique et du canton suisse du Tessin, où les interdictions ont été votées respectivement en 2011 et 2013. Des interdictions locales sont en vigueur dans plusieurs municipalités de Catalogne, en Espagne. La France s'écarte par conséquent du reste de l'Europe en ce qui concerne la protection de la liberté d'expression et de religion. Amnesty International prie toutes les autorités compétentes d'annuler les interdictions aussi discriminatoires. Complément d'information Dans son arrêt de ce 1er juillet, la Grande Chambre, dans l'affaire S.A.S c. France(requête n° 43835/11), la Cour européenne des droits de l'homme a soutenu qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), de l'article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) ou de l'article 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne des droits de l'homme. La loi 2010-1192 est entrée en vigueur en France le 11 avril 2011 et interdit le port, dans l'espace public, de toute tenue destinée à dissimuler le visage. Son champ d'application est très large puisque l'interdiction s'applique à tous les lieux publics. Le voile intégral ne peut être porté qu'au domicile, dans un véhicule privé ou dans un lieu de culte. D'autres exceptions existent. Il s'agit notamment des cas où le visage est dissimulé en vertu de réglementations existantes en matière de sécurité ou de santé, ou dans le cadre de festivités publiques. Les contrevenants sont passibles d'une amende et/ou d'un stage de citoyenneté. La peine est décidée au cas par cas par le tribunal. La Loi n° 2010-1192 ajoute également au Code pénal une disposition visant à punir le fait de contraindre une femme à se couvrir le visage. D'après le ministère français de l'Intérieur, 1 900 femmes portaient en 2010 le voile intégral en France. Aucun élément ne prouve que les femmes qui portent le voile intégral y sont forcées ou contraintes. Des recherches menées en France par Amnesty International et d'autres organisations, dont l'Open Society Institute, ont montré que le port du voile intégral n'était pas une pratique homogène. Certaines femmes le portent pour certaines occasions, d'autres uniquement pendant une durée limitée. Les chercheurs ont aussi constaté que, contrairement à ce que l'on pense généralement, les femmes qui portent le voile intégral ne s'isolent pas nécessairement et n'ont pas un sentiment de rejet à l'égard de la société française. D'après un sondage BVA publié dans le rapport 2014 de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), la société française a une perception de moins en moins tolérante à l'égard de l'islam et des musulmans. Au sein de la population française, 94 % pensent que le port d'un voile intégral constitue un problème, et 80 % sont de cet avis pour le port du foulard. Les élèves des écoles publiques ne sont pas autorisés à porter le foulard ni aucun autre symbole religieux dans leur établissement, alors qu'ils le peuvent dans les universités. Le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) a recensé 482 cas de discrimination et 27 cas d'agressions physiques contre des musulmans en 2013.