Le Maroc rejoindra-t-il le club des pays qui convertissent les peines d'emprisonnement ou prévoient à leur place, pour certains délits, des peines alternatives évitant l'incarcération des délinquants et une surpopulation des prisons ? La réforme de la justice et du système pénal offre une opportunité pour l'élargissement de l'espace commun aux droits de l'Homme, à la justice moderne et à la gouvernance efficace, efficiente et rationnelle. A cet effet, le Maroc s'est doté de nombreuses législations et il est partie à plusieurs convention qui forment la base d'une telle approche. Dans ce cadre, le Conseil national des Droits de l'Homme défriche de nouveaux espaces de liberté et de nouvelles législations tenant compte des droits de l'Homme et des pratiques internationales en matière de justice. Se basant sur «l'approche fondée sur les droits de l'Homme», le CNDH contribue au débat public relatif à la réforme du système pénal en présentant un mémorandum qui porte sur les peines alternatives. Les propositions contenues dans ce mémorandum restituent essentiellement les travaux de deux colloques internationaux : le colloque international sur les peines alternatives organisé par le Conseil national des droits de l'Homme à Rabat le 30 octobre 2013 et le colloque international sur les politiques pénales et leur impact sur les systèmes correctionnels organisé par le CNDH les 4 et 5 février 2014 sous le Haut patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et en partenariat avec la Fondation Mohammed VI pour la réinsertion des détenus, l'ONG internationale «Penal reform international» et avec le concours de l'Agence suédoise de la coopération internationale. Se fondant sur plusieurs constats établis par des organisations internationales en charge des questions de crime, de drogue, de justice pénale, le CNDH énumère les principaux facteurs qui contribuent au développement de la surpopulation carcérale: - Des politiques de justice pénale qui accordent un poids excessif aux sanctions ou dont les incidences n'ont peut-être pas été correctement évaluées ; - De l'absence d'alternatives à l'emprisonnement et de politiques et lignes directrices en matière de peines qui encouragent le recours aux mesures non privatives de liberté ; - Des insuffisances et des retards dans les procédures judiciaires ; - Des difficultés d'accès à la justice des populations pauvres et des couches vulnérables ; - De l'absence de programmes de réinsertion sociale et d'accompagnement post-carcéral ; - De l'insuffisance des infrastructures des établissements pénitentiaires. Il constate que, pour faire face au problème de la surpopulation, le Maroc ne peut plus se permettre de maintenir ce haut niveau d'emprisonnement, que ce soit sur le plan financier ou sur le plan social. La surpopulation carcérale a des conséquences graves tant sur les détenus que sur la société, en termes de prévention de la récidive, de compromission des chances de réinsertion,... Aussi, le surpeuplement dans les prisons crée des conditions de détention qui mènent à l'affaiblissement les capacités des systèmes pénitentiaires à répondre aux besoins des personnes détenues en matière de soins de santé primaires, d'alimentation et d'hébergement et à offrir des programmes de réadaptation, d'éducation, de formation et de loisirs. En raison de la surpopulation, les autorités pénitentiaires sont moins à même de gérer efficacement les prisons, de répondre aux besoins de réinsertion sociale des personnes détenues et de veiller à ce que celles-ci soient traitées conformément aux prescriptions des règles et normes en vigueur. Un des taux les plus élevés : 200 détenus pour 100 000 habitants La gravité de la situation apparaît encore plus nettement lorsque nous observons le taux de détenus par rapport à la taille de la population. Ainsi, en 2011, au Maroc, le nombre de détenus était de 65 000. Cela représente deux détenus pour 1000 habitants (soit 200 détenus pour 100 000 habitants). Ce taux très élevé est encore plus alarmant lorsque nous le comparons avec d'autres pays qui ont des points communs avec le Maroc, en matière de géographie et de culture. Par exemple, en Algérie, le taux de détenus représente 110 pour 100 000 habitants. En Libye, le taux est de 173 détenus pour 100 000 habitants. Ce taux reste aussi élevé lorsqu'il est comparé avec des pays où le nombre d'habitants est de deux fois plus qu'au Maroc. Ainsi, en Indonésie, le taux est de 38 pour 100000 ; au Pakistan, le taux est de 59 pour 100000 ; en France, le taux est de 95 pour 100000 ; en Turquie, le taux est de 92 pour 100000 ; en Allemagne, le taux est de 96 pour 100000 ; en Italie, le taux est de 100 pour 100000 ; au Mexique et au Brésil le taux est de 169 pour 100000. (Source : chiffres du ministère de la justice et des libertés, revue des affaires pénales n°2, octobre 2012 p.119) Pour des peines alternatives dans le système pénal marocain Aussi, les politiques pénales de nombreux pays démocratiques consolidés intègrent, de plus en plus, différentes mesures de substitution à l'incarcération. Ainsi et même si l'emprisonnement reste la référence en termes de sanction, les peines alternatives se multiplient, malgré la difficulté de leur mise en oeuvre, car elles ont au moins deux vertus : la lutte contre la récidive et la réduction de la population carcérale. Plusieurs pistes ont été ainsi explorées ou sont en cours d'expérimentation. Ainsi, avant la tenue même des procès, certains pays comme la Belgique ont recours à la médiation pénale pour «sortir de l'inflation pénale» ou au renforcement du contrôle judiciaire comme alternatives à la détention provisoire. Pendant les procès, des pays recourent de plus en plus aux peines probatoires (extension du champ d'application du sursis avec mise à l'épreuve ; ajournement avec mise à l'épreuve) aux travaux d'intérêt général, aux peines pécuniaires, etc. C'est notamment le cas de la plupart des pays de l'Union européenne qui disposent de peines de probation, sous des conditions propres à chacun des pays. D'autres pays ont développé l'exécution des courtes peines en milieu ouvert (Suède), l'aménagement progressif des moyennes et des longues peines (pour éviter les effets pervers des ‘'sorties sèches'' ou la libération conditionnelle d'office (Suède et Canada). Parmi les recommandations formulées par plusieurs rapports et études, on retiendra notamment celles concernant la nécessité de favoriser le recours à des mesures d'encadrement autres que la détention préventive et d'introduire dans le Code Pénal le dédommagement, les travaux communautaires et l'assignation à résidence... Selon les chiffres du ministère de la Justice et des Libertés, 20% des détenus placés en détention provisoire ne devraient pas être en détention si des mesures alternatives à cette détention avaient été appliquées (ex : la conciliation). En termes de chiffres bruts cela représente 18000 détenus qui ne devraient pas être incarcérés. Si l'on ajoute les condamnations à moins de 6 mois de prison (inutiles pour les détenus car pendant lesquels aucun programme de réinsertion ne peut être appliqué), on additionne au chiffre initial 3000 détenus. (Source : chiffres du ministère de la Justice et des Libertés, revue des affaires pénales n°2, octobre 2012 page 124). Propositions et recommandations Le CNDH rappelle que toute démarche d'introduction des peines alternatives dans notre système pénal national, doit être fondée sur les dispositions du deuxième et du septième titre de la Constitution portant respectivement sur les libertés et droits fondamentaux, le pouvoir judiciaire, les droits des justiciables et les règles de fonctionnement de la justice. Dans le même sens, et afin de mettre en oeuvre nos engagements internationaux et régionaux, le CNDH recommande de considérer dans toute démarche de diversification des peines alternatives, le référentiel international déclaratif, notamment les différentes règles des Nations unies et les documents produits par les différentes instances du Conseil de l'Europe en matière des peines alternatives. Le CNDH rappelle, en outre, que la conception des solutions juridiques en matière des peines alternatives, doit obéir aux exigences de la simplicité et de la cohérence. Le CNDH recommande au chef du gouvernement et aux membres du parlement : a) De considérer, dans toute démarche de diversification des peines alternatives, le référentiel international déclaratif notamment les règles minima des Nations unies pour l'élaboration de mesures non privatives de liberté (dites règles de Tokyo), l'ensemble de règles minima des Nations unies concernant l'administration de la justice pour mineurs (dites règles de Beijing), les règles des Nations unies pour la protection des mineurs privés de liberté (dites règles de la Havane), l'ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement, les règles des Nations unies concernant le traitement des détenus et l'imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes (dites règles de Bangkok), les principes et les lignes directrices des Nations unies sur l'accès à l'assistance juridique dans le système de justice pénale et les principes fondamentaux des Nations unies concernant le recours à des programmes de justice réparatrice en matière pénale. b) De considérer, vu le statut de partenaire pour la démocratie accordé au Royaume du Maroc par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe en juin 2011, les documents produits par les différentes instances du Conseil de l'Europe en matière des peines alternatives notamment les règles du Conseil de l'Europe relatives à la probation, les règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l'objet de sanctions ou de mesures, la recommandation concernant la détention provisoire, les conditions dans lesquelles elle est exécutée et la mise en place de garanties contre les abus, la recommandation concernant la libération conditionnelle, la recommandation concernant l'amélioration de la mise en oeuvre des règles européennes sur les sanctions et mesures appliquées dans la communauté, la recommandation concernant la médiation en matière pénale, la recommandation relative aux règles européennes sur les sanctions et mesures appliquées dans la communauté, la résolution relative à l'organisation pratique des mesures de surveillance, d'assistance et d'aide post-pénitentiaire pour les personnes condamnées ou libérées sous condition et la recommandation concernant le surpeuplement des prisons et l'inflation carcérale. c) D'introduire au niveau du titre premier du code pénal, un chapitre additionnel pour les peines et les mesures alternatives. Le CNDH estime que le système pénal national pourra être enrichi, à titre non exhaustif, par les mesures suivantes : le jour-amende, le stage de citoyenneté, le travail d'intérêt général, l'interdiction pour une durée déterminée d'exercer une activité professionnelle ou sociale dès lors que les facilités que procure cette activité ont été sciemment utilisées pour préparer ou commettre l'infraction, l'interdiction pour une durée déterminée de paraître dans certains lieux ou catégories de lieux déterminés par la juridiction et dans lesquels l'infraction a été commise, l'interdiction pour une durée déterminée, de fréquenter certains condamnés spécialement désignés par la juridiction, notamment les auteurs ou complices de l'infraction, l'interdiction, pour une durée déterminée d'entrer en relation avec certaines personnes spécialement désignées par la juridiction, notamment la victime de l'infraction, les injonctions de soins, la sanctionr éparation, le suivi socio-judiciaire et le placement sous surveillance électronique fixe ou mobile. Ces mesures peuvent être prévues essentiellement en matière contraventionnelle, et partiellement en matière délictuelle. d) De s'inspirer des mesures proposées dans la recommandation précitée afin : - De diversifier les mesures de mise sous contrôle judiciaire prévues dans l'article 160 du code de procédure pénale en tant qu'alternatives à la détention préventive ; - De diversifier les mesures de la procédure de conciliation prévue à l'article 41 du code de procédure pénale, en tant qu'alternative aux poursuites ; - D'enrichir les mesures de mise sous contrôle judiciaire dans le cadre de la procédure de mise en liberté prévue dans l'article 178 du code de procédure pénale ; - De prévoir des mesures complémentaires à la procédure de libération conditionnelle prévue dans les articles 622 à 632 du code de procédure pénale ; - De prévoir dans le code de procédure pénale et le code de recouvrement des créances publiques, des mesures de substitution à l'exécution de la contrainte par corps. e) D'introduire, dans le cadre de l'instauration des peines alternatives, des mesures d'aménagement des peines comme la semi-liberté, la suspension et le fractionnement des peines. f) De concevoir, dans le cadre de la révision de la législation pénale, un schéma global de déjudiciarisation et de dépénalisation. Ce schéma peut prévoir, à titre d'exemple, la révision des dispositions des articles 326 et 329 du code pénal portant respectivement sur la mendicité et le vagabondage, ainsi que les dispositions du Dahir portant loi N° 1-73-282 du 28 rebia II 1394 (21 mai 1974) relatif à la répression de la toxicomanie et la prévention des toxicomanes. Parallèlement à cette révision, le CNDH préconise l'introduction dans le code pénal d'une gamme diversifiée de programmes de justice réparatrice comme la médiation victime-délinquant, les conférences communautaires, les cercles de conciliation et la probation de réparation. Dans le même sens, le CNDH propose de s'inspirer de cette recommandation pour réviser les dispositions du livre III du code de procédure pénale relatif aux enfants en conflit avec la loi. g) De prévoir dans le code pénal des dispositions permettant de faire bénéficier certaines catégories de condamnés dans les affaires correctionnelles, à titre prioritaire, des peines alternatives. Il s'agit, de l'avis du CNDH, des mineurs entre 12 et 18 ans (prévus à l'article 139 du code pénal), des personnes interdites d'exercer une profession en vertu des articles 452 et 458 du code pénal, des accusés en vertu de l'article 506(§1). 518, 519,527 et 533 du code pénal, des condamnés âgés de plus de 65 ans au moment où l'infraction a été commise, ou pour lesquels l'expertise judiciaire établit qu'ils sont atteints d'une maladie grave ainsi que les femmes enceintes et les mères allaitantes. h) D'introduire des peines alternatives dans les différents textes particuliers prévoyant des sanctions privatives de liberté, notamment dans le Dahir n°1-58-376 du 15 novembre 1958 réglementant le droit d'association tel qu'il a été modifié et complété, le Dahir n° 1-58-377 du 15 novembre 1958 relatif aux rassemblements publics, la loi 10-95 sur l'Eau, la loi n° 65.99 formant code du travail et la loi n° 15-95 formant code de commerce. i) De renforcer le cadre juridique de protection des personnes en situation de privation de liberté ou en situation de semi-liberté, en amendant la loi du CNDH afin de lui permettre d'exercer les attributions dévolues au mécanisme de prévention de la torture prévu à la quatrième partie du protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le CNDH recommande au chef du gouvernement dans le cadre de la mise en œuvre de la Charte de la réforme du système judiciaire : - D'élaborer une stratégie globale et cohérente d'instauration des peines alternative et de prévoir des mesures de politiques publiques, visant à élargir l'offre des centres de prise en charge et de réhabilitation des groupes les plus vulnérables concernées par les peines privatives de liberté. Dans le même sens, le CNDH recommande l'élaboration d'un plan de renforcement des capacités des professionnels de la justice en matière de détermination et de l'exécution des peines alternatives.