Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
Flagellation avec des tuyaux, coups de bâton et sanctions collectives Centre de sauvegarde des enfants : Les enfants perçus comme des criminels
Le droit des enfants d'être informés et entendus lors du processus judiciaire très peu respecté
A la suite des derniers rapports qu'il a consacrés aux droits de l'Homme au Maroc, et à diverses questions d'importance qui relèvent de ce domaine, le Conseil National des Droits de l'Homme a publié, dernièrement, un important rapport relatif à la situation et la protection des droits des enfants placés sur décision judiciaire dans les centres de sauvegarde de l'enfance, dont nous avons publié une première partie dans notre édition de samedi dernier. La deuxième et dernière partie de ce rapport, que nous publions ci-après, examine plusieurs aspects fondamentaux de cette question en relevant le véritable drame que vivent les enfants placés dans ces centres qui sont en réalité des espaces carcéraux où ces jeunes, privés de rapports avec leur milieu familial, sont livrés à eux-mêmes, sans la protection et le suivi des juges, et exposés aux abus et à l'exploitation. La mission des centres consiste à assurer un accompagnement pédago-éducatif et psychosocial en vue d'assurer la rééducation, la réintégration familiale et la réinsertion scolaire et socioprofessionnelle des enfants placés. Pour ce faire, certaines activités sont mises en place : éducation, formation professionnelle, activités culturelles et sportives, etc. 23, 18 % des enfants non scolarisés La formation scolaire existe dans presque tous les centres de sauvegarde, à des degré différents. Certains centres sont spécialisés dans la formation scolaire comme celui de Benslimane qui a une convention avec le ministère de l'Education Nationale permettant aux enfants d'avoir accès au cursus de l'enseignement primaire des établissements publics. Des classes d'éducation non formelle ont été mises en place grâce à l'appui d'associations. Faute d'enseignants, l'alphabétisation n'est pas dispensée dans tous les centres. Dans certains centres, des garçons et des filles suivent leur scolarité dans un établissement extérieur (notamment à Marrakech, Casablanca, Tanger, et Agadir). Lors de visites, 314 enfants étaient scolarisés, dans le primaire (203 enfants dont 97 filles), au collège (72 enfants dont 42 filles) et au lycée (39 enfants dont 31 filles), alors que 203 enfants (dont 60 filles) étaient pris en charge en éducation non formelle et 53 enfants (dont 9 filles) en alphabétisation. Cependant, 172 enfants (soit 23, 18 %) n'étaient ni scolarisés, ni ne bénéficiaient d'alphabétisation ou d'éducation non formelle. Lors des entretiens avec le personnel des CSE, un certain nombre de problèmes concernant l'éducation des enfants ont été soulevés : - L'évaluation des niveaux scolaires des enfants est difficile à réaliser ; - L'inscription dans les écoles voisines est tributaire de l'attestation de scolarité de l'école où étudiait l'enfant, qui est difficile à obtenir, l'école ne remettant l'attestation qu'aux parents qui ne sont pas toujours aisément joignables ; - La crainte des fugues pousse certains directeurs de centres à privilégier les activités scolaires dans le centre même ; - Les délais d'attente de la décision judicaire finale peuvent durer plus de 3 mois ; - L'existence d'un seul centre (Benslimane) disposant de l'enseignement fondamental, pose le problème de l'éloignement des enfants de leur famille ; - L'insuffisance d'enseignants formés ne permet pas de prendre en compte les différences de niveaux des enfants, notamment en matière d'éducation non formelle; - Le suivi- évaluation des acquis des enfants reste très aléatoire. “Je veux poursuivre mes études et avoir mon baccalauréat, mais le directeur refuse de m'inscrire au lycée. Il craint que je prenne la fuite, il lui faut l'autorisation du juge. Ici il n'y a que l'éducation non formelle, je refuse d'assister à des cours du 4ème primaire alors que j'ai un niveau tronc commun. J'ai demandé à ma famille et à mes amis de me fournir les cours en attendant ma sortie, je vais étudier tout seul si on me laisse le faire tranquillement". Témoignage d'un enfant La plupart des centres possèdent une bibliothèque, mais les livres sont insuffisants et parfois inadaptés. Grâce à des mécènes ou à des associations, certaines bibliothèques ont été dotées de livres et d'outils pédago-éducatifs, qui ne sont pas, faute d'encadrement, dûment utilisés par les enfants. Par ailleurs, les salles multimédias équipées d'ordinateurs sont souvent insuffisamment exploitées par les enfants faute d'encadrement. L'apprentissage et la formation professionnelle Diverses formations sont dispensées au sein des centres, telles que la ferronnerie, la menuiserie, la tapisserie, l'électricité, la mécanique, la coupe et la couture, la broderie, les arts ménagers, la coiffure, la restauration, et les services-étages. A l'issue de cette formation, les jeunes ayant réussi leur examen final bénéficient d'un certificat. Ces ateliers de formation sont soit encadrés par les formateurs du ministère de la Jeunesse et des Sports, de l'Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT) soit par les associations. Dans certaines villes, les enfants peuvent accéder à une formation professionnelle en externe. Dans le centre de Temara, les éléments de ferronnerie fabriqués par les enfants avec l'aide des formateurs sont vendus sur le marché et les enfants touchent 15% des gains. Cependant cette formation professionnelle fait face à des difficultés : - L'inscription à une formation est facultative. Les enfants qui refusent de s'inscrire à une formation se retrouvent à ne rien faire durant toute la journée ou bien à assurer des tâches ménagères ; - Les durées des formations ne sont pas adaptées aux durées de séjour, rares sont les enfants qui arrivent à terminer leur formation ; - Les formations délivrées par certaines ONG ne sont pas sanctionnées par des attestations de l'Office de la Formation Professionnelle et la Promotion du Travail (OFPTT) (c'est le cas notamment du centre Abdeslam Bennani-Casablanca) ; - L'insuffisance de matériel et de matières premières reste notable et ce malgré l'augmentation du budget alloué à l'achat du matériel (de 350.000 Dhs en 2011 à 500.000 Dhs en 2012) et des matières premières (de 137.000 Dhs en 2010 à 369.400 Dhs en 2012). Par ailleurs, un certain nombre d'ateliers n'est plus fonctionnel du fait du manque de formateurs (un ensemble de centres ne disposent plus de moniteurs suite aux départs volontaires des fonctionnaires de la Fonction publique) et de l'insuffisance d'équipements opérationnels. Selon les données du ministère de la Jeunesse et des Sports, le nombre d'enfants ayant bénéficié de la formation professionnelle était de 1470 en 2010 et de 1414 en 2011. Il est à noter qu'au moment des visites, seuls 81 enfants bénéficiaient de la formation professionnelle. « On veut suivre une formation professionnelle et avoir des diplômes certifiés pour travailler, mais aujourd'hui ce n'est pas le cas". Témoignage d'un enfant L'accompagnement psychosocial défaillant et accès difficile des enfants aux activités sportives Autant l'écoute que le soutien psychologique des enfants restent très insuffisants. Il n'existe pas d'espaces dédiés permettant une écoute de qualité et le personnel insuffisant en nombre n'est pas dûment formé aux techniques d'écoute et d'appui psychosocial. A l'excéption du centre Abdesslam Bennani à Casablanca et le centre des filles à Marrakech qui disposent d'une cellule d'écoute et de la présence d'un psychologue et/ou d'un psychiatre. L'accompagnement psychosocial des enfants reste défaillant. Dans la majorité des centres, l'état vétuste des installations, le manque d'équipement et l'absence d'animateurs sportifs rendent difficile l'accès des enfants à des activités sportives. Seuls 47% des enfants placés en bénéficient. Il en est de même pour l'accès des enfants aux activités culturelles qui s'avère difficile du fait du manque d'équipement et d'encadrement. Bien que tous les centres disposent de salles pouvant abriter des activités culturelles, seuls 52% des enfants placés ont accès à des activités socioculturelles, du fait du manque d'animateur, d'équipement et/ou de matériel. Seuls 52% des enfants bénéficient de ce type d'activités. En été, les enfants bénéficient des colonies de vacances organisées par le ministére de la Jeunesse et des Sports. Le droit des enfants placés à une rééducation appropriée n'est pas pleinement garanti. Sous-effectif chronique du personnel pédago-éducatif Les centres souffrent d'un sous-effectif chronique, le nombre d'encadrants étant très faible par rapport au nombre d'enfants à prendre en charge 24h/24h et 7jours sur7. Globalement, les centres ne disposent que de 19 encadrants pédago-éducatifs pour 274 filles, et 38 pour 468 garçons, soit un taux moyen global de 13% (cf. tableau ci-dessous). Le manque d'enquêteuses familiales ne permet pas de réaliser rapidement et efficacement les enquêtes familiales nécessaires à la prise de décision du juge. Ce sous-effectif concerne également le personnel affecté dans le cadre de conventions entre le ministére de la Jeunesse et des Sports et les départements concernés : enseignants, soignants (infirmiers, médecins, psychologues), formateurs (formation professionnelle). Le personnel de service (cuisiniers, femmes de ménage) est également insuffisant, les enfants doivent dans certains centres effectuer les tâches ménagères et préparer les repas du soir et du wee-kend. Pour pallier ces insuffisances, certains centres font appel à des volontaires et/ou à des associations. En ce qui concerne les qualifications du personnel pédago-éducatif (directeurs, éducateurs et assistants pédagogiques) relevant du ministére de la Jeunesse et des Sports, la formation dispensée à l'Institut Royal de Formation des Cadres, inclut des notions en psychologie, en sociologie et en éducation générale. Cette formation de base est complétée par l'organisation par le ministère de séminaires, d'ateliers, de rencontres et de voyages d'échanges au profit des équipes éducatives. Par ailleurs, la formation dispensée aux enquêteuses familiales (qui n'est pas alignée sur la formation d'assistantes sociales), ne leur permet pas d'être suffisamment outillées en matière d'analyse approfondie des situations familiales (et en particulier la qualité des liens enfants-familles) et de formulation de propositions appropriées pour appuyer les décisions du juge (remise ou non à la famille) et des éducateurs ( projet éducatif de l'enfant). Mais aux dires des équipes rencontrées, la formation tant initiale que continue reste insuffisante, ne dotant pas les encadrants des techniques et outils psychosociaux et pédago-éducatifs nécessaires pour bien remplir leur mission. Les équipes ont également souligné les difficultés de prise en charge dues à la grande diversité des profils d'enfants placés par le juge : enfants âgés de 3 à 18 ans, filles enceintes, filles mères accompagnées de leurs bébés, enfants en situation difficile, enfants ayant commis des délits, enfants ayant des addictions, enfants présentant des troubles mentaux, etc. Durée du placement longue et manque de coopération de certains juges Par ailleurs, les modalités de placement des enfants posent problème : les enfants arrivent au centre avec le document de décision du juge qui ne comporte pas d'informations sur la situation et l'état physique de l'enfant. La durée du placement est souvent longue (dépassant les délais de la phase d'observation) du fait de la non-révision de la décision judicaire, résultant de la lenteur des procédures judicaires, du manque de coopération de certains juges, et enfin du manque de suivi des enfants placés par les juges. De même, les encadrants ont souligné les conditions de travail difficiles, leur désarroi face à certaines situations et enfin leur démotivation. En outre, l'absence d'évaluation régulière des acquis et pratiques ne permet pas la mise en place de mesures correctives, notamment à travers des formations ciblées. «Je travaille au centre depuis 1991, j'ai une expérience de 20 ans au cours de laquelle j'ai beaucoup appris, mais sincèrement je ne suis pas satisfait de ma situation. Professionnellement ça n'a pas évolué, j'ai une formation de cadre et non pas d'encadrant. On n'est pas suffisament formé pour encadrer et accompagner les enfants. On fait du gardiennage, on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a pour sauver nos enfants, parce qu'en fin de compte, ce sont nos enfants car on passe avec eux plus de temps que leurs parents». «Ce travail comporte plein de risques, les profils d'enfants sont très divers, certains se comportent bien et d'autres sont très difficiles à gérer et à encadrer. Pour faire ce travail, il faut avoir des compétences et aimer ce que l'on fait. L'horaire de travail est trop chargé, on travaille 24h/24, on assure la permanence et il n'y a pas assez de personnel. Nos indemnités sont insuffisantes et ne prennent en compte ni la surcharge de travail, ni les risques». «On se sent dévalorisé, non reconnu et on vit le travail au sein des centres comme une affectation disciplinaire. On se sent seul et on n'est pas soutenu». «J'aimerais être affecté à un autre poste au sein de la délégation. Je préfère changer de poste au lieu de continuer à travailler dans ces conditions qui sont à la fois injustes pour nous et surtout pour les enfants». Témoignages des encadrants Vétusté des infrastructures et précarité des conditions de vie des enfants Le budget d'investissement et de fonctionnement alloué aux centres a connu une évolution au cours de l'année 2012. Cette augmentation de l'allocation budgétaire et l'appui apporté par le secteur associatif et la Fondation Mohammed VI pour la réinsertion des détenus a permis de mettre en œuvre des actions visant à améliorer les conditions de vie et la prise en charge des enfants, telles que la réhabilitation des infrastructures ; l'achat d'équipements, de matériel et de matières premières ; la fourniture de vêtements, de médicaments, de produits d'hygiène, etc. Néanmoins, malgré ces efforts, les insuffisances restent notables : vétusté de certaines infrastructures ; précarité des conditions de vie des enfants ; absence ou non fonctionnalité de certaines activités ; et insuffisance de ressources humaines qualifiées. Les centres ne sont pas régis par des normes conformes aux standards internationaux en matière de protection et prise en charge des enfants. La loi 14-0514 ne s'applique pas à ces centres. Ces normes devraient être établies par les autorités de tutelle et devraient porter non seulement sur les critères physiques et matériels de l'accueil de l'enfant, mais également sur les cinq aspects préconisés par l'article 3 de la CDE, à savoir, le taux d'encadrement, la qualité d'encadrement, la sécurité, la qualité des programmes et la possibilité pour l'enfant de porter plainte en cas d'abus ou de mauvais traitement. Le suivi des enfants placés dans les centres n'est pas régulièrement assuré, tel que prévu par le Code de procédure pénale. Par ailleurs, il n'existe pas de mécanismes de supervision et contrôle des centres par les autorités de tutelle, visant à évaluer les conditions de vie, la qualité de l'encadrement et de la prise en charge des enfants et à apporter les mesures correctives nécessaires. Le ministère de la Jeunesse et des Sports a produit un manuel de procédures qui comprend des mesures et procédures disciplinaires applicables dans les CSE, les allégations d'abus ou violences causées aux mineurs par le personnel, la gestion des urgences et mesures de sécurité, les modalités de prise en charge des mineurs. Ce document vient d'être publié et n'était pas encore mis à la disposition des directions des centres lors des visites de terrrain. Les centres ne sont pas régis par les normes conformes aux standards internationaux en matière de conditions d'accueil, de protection, de sécurité, de qualité de l'encadrement et de prise en charge des enfants placés. Ces centres ne sont pas soumis à une supervision et à un contrôle par les autorités de tutelle. La violence physique, moyen de discipline En ce qui concerne la discipline, un grand nombre d'enfants interviewés affirment que la violence physique est l'outil ‘pédagogique' qui est utilisé pour discipliner les enfants. Ces châtiments corporels revêtent plusieurs formes : flagellation avec des tuyaux, coups de bâton, gifles, etc. Les enfants ont également souligné l'existence d'autres moyens de discipline, tels que la privation d'accès à certaines activités (loisirs, sorties, sport), les insultes et les brimades. Certaines sanctions sont collectives lorsque tout un groupe est puni pour le comportement de l'un de ses membre. Après de telles punitions, aucune explication n'est donnée aux enfants qui considèrent cela comme une injustice. Les enfants sont perçus par quelques membres du personnel encadrant comme des criminels, des enfants mal éduqués et des fauteurs de troubles qui ne réussiront jamais leur vie. Certains éducateurs ont déclaré lors des entretiens que la violence est le seul moyen pour ‘corriger' les enfants et que les sanctions qui ne recourent pas à la violence ne sont pas utiles avec cette ‘catégorie' d'enfants. En effet, à l'exception de certains éducateurs qui ont des qualités pédagogiques, cités d'ailleurs comme modèle par les enfants interviewés (qualités observées lors des visites), les relations entre les enfants et les éducateurs restent empreintes de violences physiques et morales qui démontrent la volonté des éducateurs de contrôler et de ‘discipliner' les enfants (cf. témoignage ci-dessous). « M. X nous insulte avec des mots que vous ne pouvez même pas entendre. Parfois il fait subir à des enfants des traitements inhumains, il nous frappe et nous gifle. Il n'arrête pas de nous dire « vous êtes là pour être éduqués et si vous ne vous soumettez pas, je saurai le faire». On pense qu'il a des problèmes lui aussi à l'extérieur, c'est pour ça qu'il est violent, personne ne l'aime ici. Les autres éducateurs sont différents, ils sont sympathiques et nous aident à résoudre nos problèmes, on les aime beaucoup » Témoignage d'un enfant La relation entre les enfants et les éducateurs n'est pas organisée ou réglementée par un code de conduite et diffère d'une personne à une autre. Elle est tantôt autoritaire, tantôt paternaliste, et dans les deux cas, ne permet pas une interaction constructive. En ce qui concerne l'accès à des mécanismes de recours/plaintes pour les enfants victimes de violence, de mauvais traitements, d'abus ou d'exploitation, il n'existe aucune procédure formalisée, bien connue des enfants et surtout garantissant leur protection. Les rares plaintes émises par des enfants le sont de manière informelle et ne reçoivent pas de traitement approprié. Certains anciens pensionnaires interviewés ont révélé que tout enfant, qui se plaint pour quelque motif que ce soit auprès de l'administration est considéré comme un élément perturbateur qui incite les autres au désordre et à la désobéissance. « Je ne suis pas à l'aise ici, je pense matin et soir à m'enfuir. L'éducateur K. n'arrête pas de nous insulter et de nous frapper, je ne peux plus supporter cette situation. Les enfants qui vivent depuis longtemps ici, nous frappent et nous insultent. Je n'ai personne à qui me plaindre et qui peut m'aider» Témoignage d'un enfant Du fait de l'absence d'un mécanisme de plaintes institutionnalisé qui leur garantit l'écoute et la protection, le seul recours des enfants pour partager leurs souffrances et leurs problèmes sont leurs ami(e)s. Un grand nombre d'enfants placés est victime de châtiments corporels, de brimades et d'insultes. Le droit d'accès des enfants à des mécanismes de recours garantissant leur protection n'est pas respecté. Les enfants ne comprennent pas pourquoi ils sont là... Les enfants placés se voient confier un certain nombre de tâches tels que le ménage, le jardinage, la surveillance des enfants plus jeunes, la responsabilité des dortoirs, etc. Les enfants interviewés ne considèrent pas ces tâches comme une réelle implication dans la vie et la gestion du centre mais plutôt comme une exploitation palliant l'insuffisance en ressources humaines. L'accès des enfants à l'information sur les motifs et modalités de placement et sur leurs droits est très insuffisant. Certains enfants interviewés ne comprennent toujours pas pourquoi ils sont là et quelle faute ils ont commise. De même, la notion de participation des enfants aux prises de décision qui les concernent est quasi absente chez l'équipe pédagogique. Sur l'ensemble des centres visités, seulement deux centres ont mis en place des «conseils d'enfants» : - Le centre de Abdeslam Bennani a mis en place «le conseil citoyen de l'enfant» qui participe à la gestion du centre et à l'accueil des nouvelles filles ; - Le centre de Benslimane a désigné des représentants d'enfants qui se réunissent une fois par semaine et chaque fois que cela est nécessaire avec le directeur pour exposer l'ensemble des problèmes rencontrés par les enfants, mais les enfants interviewés contestent le fait que les représentants aient été désignés par le directeur et non choisis selon des critères connus et acceptés par l'ensemble des enfants. « La plupart d'entre nous n'ont pas accès à leurs dossiers, on n'a pas le droit de porter plainte, on n'a pas de conseil d'enfants. L'enfant qui se plaint est mal vu au centre et peut être maltraité, c'est pour ça qu'on évite de porter plainte et on reste dans notre coin à attendre notre libération. On nous informe tard de la présentation devant le juge, parfois le jour même, nos familles ne sont pas au courant et c'est encore plus difficile pour les enfants qui n'ont pas de parents» Témoignage d'un enfant Le droit des enfants d'être informés et entendus lors du processus judiciaire non respecté Lors des visites et entretiens, il est apparu clairement que le droit des enfants d'être informés et entendus lors du processus judiciaire est très peu respecté, leur protection et leur intérêt supérieur sont peu pris en compte, et ce bien que la législation marocaine en principe leur garantit pleinement ces droits : - En attendant leur présentation devant le juge, les enfants sont retenus dans les commissariats de police, dans des conditions souvent très précaires ; - Les enfants ne sont pas dûment informés par le juge sur la procédure de placement ainsi que sur leurs droits ; - Les parents ou tuteurs ne sont pas systématiquement avisés ; - La priorité n'est pas accordée aux enfants ayant passé la nuit dans les locaux de la police pour comparaitre devant le juge des mineurs (certains enfants devant attendre une bonne partie de la journée dans les couloirs du tribunal avant la comparution devant le magistrat) ; - L'évaluation médicale et psychologique notamment des enfants présentant des troubles de comportement et /ou des addictions, n'est pas systématisée; - L'octroi de l'assistance légale se fait au dernier moment et souvent dans le couloir en attendant la comparution devant le juge ; - L'avis de l'enfant n'est pas souvent pris en compte ; - Le recours à la procédure de conciliation reste faible ; - Les longs délais de réalisation des enquêtes familiales ne concourent pas à la prise de décision rapide du juge quant à la prise en charge appropriée de l'enfant ; - Le recours au placement dans les centres reste largement privilégié par rapport à la prise en charge en famille ou en milieu ouvert sous le régime de la liberté surveillée, et ce souvent au détriment de l'intérêt supérieur de l'enfant ; - Le suivi des enfants placés, qui doit être assuré par le juge comme le prévoit la loi, reste très aléatoire. Ceci entraîne souvent des placements de longue durée du fait de l'absence de révision des mesures judiciaires initiales. «Les gendarmes ont fait une descente au village et m'ont menotté et embarqué devant les voisins et mes amis. A la brigade, je leur ai expliqué la situation mais personne ne voulait m'écouter. Ils m'ont giflé et insulté et m'ont présenté au juge. Ce dernier m'a placé dans le centre et j'attends son jugement depuis trois mois. J'espère que lui au moins prendra en considération ma situation» « Moi je n'ai commis aucun délit. Je travaillais, j'avais une petite charrette et je vendais des CD. J'aidais ma mère qui ne pouvait pas travailler. L'autre jour, les agents des Forces auxiliaires sont arrivés, m'ont cassé tous les CD et m'ont giflé. J'ai protesté et j'ai essayé de leur expliquer ma situation, ils ne voulaient pas m'entendre. Et voilà aujourd'hui je suis enfermé, ma mère n'est pas au courant. J'essaye chaque jour de voir avec les encadrants et le directeur pour qu'ils demandent ma remise en liberté par le juge, sans succès. Je ne sais quoi faire, je n'ai pas les moyens d'avoir un avocat et je n'ai personne qui viendra me chercher à part ma mère qui souffre et qui m'attend à la maison». Témoignages d'enfants Ces dysfonctionnements résultent de plusieurs facteurs relatifs à : - La méconnaissance des lois par les acteurs intervenant auprès des enfants mais également par les enfants et leurs familles; - L'insuffisance de ressources humaines dûment qualifiées, telles que les juges pour mineurs, les substituts officiers de police chargés de la protection des mineurs et les travailleurs sociaux ; - L'insuffisance de formation en matière de lois et procédures des officiers de police, des juges, des procureurs, des travailleurs sociaux et même des avocats ; - L'insuffisance de contrôle effectif des postes de police par le Parquet selon les modalités fixées par le législateur ; - L'insuffisance de moyens matériels et logistiques ; - Le droit des enfants placés à la participation n'est pas pleinement garanti ; - Le droit des enfants d'être entendus, protégés et assistés légalement tout au long du processus judiciaire n'est pas pleinement respecté. Les parents sont faiblement impliqués dans la prise de décision qui concerne leurs enfants Les contacts entre le personnel de l'institution et les familles ne sont ni réguliers ni institutionnalisés. Les parents sont faiblement impliqués dans la prise de décision qui concerne leurs enfants. II est rare que les parents soient officiellement convoqués pour discuter des problèmes survenus et surtout du suivi de leurs enfants. Par ailleurs, la majorité des familles des enfants placés sont en situation difficile (précarité économique, familles dysfonctionnelles, familles monoparentales,...) et/ou résidant loin des centres ce qui rend l'instauration de contacts réguliers avec les équipes éducatives difficile. Le manque de ressources humaines et logistiques ne permet pas aux équipes éducatives de rendre visite aux familles. Tout ceci concourt à un manque d'implication effective des parents dans la vie de leurs enfants et dans les décisions qui sont prises. Les parents interviewés n'ont pas connaissance de la réalité des vécus de leurs enfants. Ils n'ont pas non plus une bonne connaissance des lois et des procédures judiciaires. Certaines familles considèrent que l'institution préserve l'enfant contre la délinquance et la déviance qui les menacent dans les quartiers pauvres où elles habitent. Cependant, d'autres familles considèrent ces centres comme des prisons, car les enfants sont parfois emmenés menottés par des policiers qui leur mettent parfois des menottes et sont présentés aux tribunaux. Par ailleurs, il n'existe aucun programme d'appui psycho-social destiné aux familles en difficulté visant à renforcer les familles et à renouer les liens familiaux. Généralement, les institutions affirment encourager le contact des enfants avec leurs familles. Les enfants peuvent avoir des autorisations pour se rendre chez eux pendant les vacances, ou passer avec leurs familles les fêtes religieuses de l'Aïd al Adha et l'Aïd Al Fitr. Les enfants qui n'ont pas de famille ou dont les familles sont dans l'incapacité de leur rendre visite à leurs enfants, par manque de moyens ou en raison de la distance, restent dans les CSE. Des mécènes ainsi que des associations s'organisent pour passer les fêtes avec ces enfants. Les enfants partagent rarement leurs problèmes avec leurs parents car ils estiment que ces derniers en ont suffisamment et qu'il n'est finalement d'aucune utilité de partager avec eux des choses qu'ils ne comprendraient pas. Les enfants déplorent la communication très limitée avec la famille et le manque d'espace dédié aux rencontres avec les familles. L'implication des familles et le renforcement des liens familiaux restent insuffisants. Le droit des enfants à l'accès à leur famille n'est pas pleinement garanti. Les fugues reflètent le mal-être des enfants et l'inadéquation de la prise en charge La plupart des enfants interviewés affirment qu'ils ne supportent pas la vie dans les centres et qu'ils vont tenter de fuguer ou qu'ils ont déjà fugué et ont été arrêtés par la police, présentés au juge et replacés dans le centre. Selon un assistant éducatif interviewé, les fugues s'accentuent lors des vacances et en été. Les enfants ayant des addictions fuguent souvent afin de se procurer de la drogue ou de l'alcool. Le nombre de tentatives de fugue et de fugues a augmenté lors des deux dernières années : 187 tentatives de fugue et 266 fugues en 2011 et 208 tentatives de fugue et 342 fugues en 2012. Les fugues reflètent le mal-être des enfants et l'inadéquation de la prise en charge de certains enfants, notamment les enfants présentant des troubles comportementaux et des addictions, qui devraient bénéficier d'une prise en charge spécifique. Il est difficile de savoir ce que sont devenus les enfants après leur sortie des centres, vu la défaillance du système de suivi. En principe, les centres sont dotés d'une section «pré-sortie» qui vise à développer les capacités d'autonomie de l'enfant pour lui faciliter l'intégration à l'environnement social, économique et familial extérieur et l'aider à réaliser son propre projet. Mais cette section n'est pas opérationnelle par faute de moyens humains et matériels, de même que, pour les mêmes raisons, le système de liberté, censé assurer entre autres le suivi des enfants en milieu ouvert, n'est pas très fonctionnel. Du fait de l'inefficacité des programmes de pré-sortie et de suivi en milieu ouvert, les enfants ne sont pas préparés à affronter le monde extérieur, ce qui peut favoriser la récidive. Le suivi post-centre des enfants en milieu ouvert n'est pas fonctionnel, ce qui affecte grandement le droit des enfants à la réinsertion sociale. Les enfants privés d'un environnement familial protecteur Les causes sous-jacentes au placement des enfants en institution sont multiples et il est important de bien les connaitre afin de mettre en place les mesures préventives adéquates. L'existence d'un environnement familial protecteur est indispensable pour assurer la protection, l'épanouissement et le développement harmonieux des enfants. Or la majorité des enfants en situation difficile est privée de cet environnement car : - Les familles sont absentes : décès, abandon, séparation, divorce, parent en prison ; - Les familles sont dysfonctionnelles : les parents ont des troubles psychiatriques, des conduites addictives, sont violents et/ou abusent de leurs enfants ; - Les familles sont en situation précaire : pauvreté, chômage, maladie ou handicap, ou bien des familles rurales ou vivant dans des zones enclavées. Les enfants se trouvent ainsi livrés à eux-mêmes, avec le risque d'être abusés et exploités, errent dans les rues, ou sombrent dans la toxicomanie et la délinquance. Les enfants privés d'environnement familial sont très souvent placés dans les centres, du fait de : - L'absence de politique familiale (soutien psycho-social et socio-économique aux familles en difficulté, aide à la parentalité); - L'insuffisance de mesures alternatives à l'institutionnalisation : difficulté d'accès à la Kafala, absence de dispositifs de familles d'accueil réglementés. L'addiction aux drogues affecte des enfants de plus en plus jeunes. L'accès aux différentes drogues est relativement aisé. L'insuffisance de programmes spécifiques ne permet pas une prévention durable, et une prise en charge aisément accessible à ces enfants. Les enfants consommateurs de drogue sont traités comme des délinquants et sont placés dans des institutions non outillées pour leur prise en charge. Les programmes de prévention et de prise en charge des enfants toxicomanes restent très insuffisants. La délinquance juvénile est la résultante de nombreux facteurs : précarité, urbanisation anarchique, non accès aux services sociaux de base, violence, exclusion, toxicomanie, échec ou abandon scolaire, familles absentes ou dysfonctionnelles, mauvaises fréquentations, insuffisance d'espaces d'écoute dédiés aux enfants et jeunes et de programmes pédagoéducatifs appropriés. Le recours à la privation de liberté même pour les enfants ayant commis des petits délits est privilégié, du fait de l'absence de mesures alternatives à la privation de liberté et de programmes de prévention de la délinquance. Mettre en place une politique nationale de protection intégrée des enfants Les résultats des visites réalisées par le CNDH dans les CSE ont permis de relever que le placement des enfants dans ces centres est non conforme aux standards et normes de la CDE. La non-conformité par rapport aux dispositions de la CDE est manifeste dans toutes les étapes du processus de placement. Afin de mettre en conformité le placement des enfants avec les principes et dispositions de la CDE, le CNDH présente les recommandations suivantes : Au gouvernement Le CNDH recommande, en premier lieu, de mettre en place une politique nationale de protection intégrée des enfants basée sur l'application des principes généraux et dispositions de la CDE. Cette politique nationale de protection intégrée des enfants devrait englober : une justice adaptée aux enfants ; des programmes de prise en charge globale et de suivi aisément accessibles aux enfants en contact avec la loi, qu'ils soient victimes, témoins, auteurs ou en situation difficile ; des programmes de soutien familial et d'aide à la parentalité ; la prévention ; des mesures alternatives à la privation de liberté ; et des mesures alternatives à l'institutionnalisation. Cette politique devrait être dotée des moyens humains et matériels nécessaires et être assujettie à des mécanismes de suivi évaluation et d'imputabilité : - Désigner clairement l'Instance en charge de coordonner la mise en oeuvre et le suivi de la politique nationale de protection intégrée des enfants ; - Clarifier les rôles et les responsabilités des principaux ministères et départements concernés, notamment le ministère de la Justice et des Libertés, le ministère de la Jeunesse et des Sports, le ministère de la Solidarité, de la Femme, de la Famille, et du Développement Social et l'Entraide Nationale ; - L'organisation d'un colloque national sur les centres de sauvegarde de l'enfance réunissant l'ensemble des parties prenantes engagées pour la protection des droits de l'enfant, afin d'élaborer une politique publique globale et intégrée de protection des droits des enfants. En matière de formation et de renforcement des capacités, mettre en place une stratégie de formation (initiale et continue) des différents acteurs intervenant auprès des enfants en contact avec la loi : officiers de police/gendarmerie; juges, procureurs, juges d'instruction ; équipes éducatives et directeurs des centres ; assistantes sociales/enquêteuses familiales ; avocats. Au ministère de la Justice et des Libertés - Ne recourir à la privation de liberté qu'en dernier recours ; - Privilégier la prise en charge en milieu ouvert au placement en institution des enfants en situation difficile ; - Mettre en oeuvre les moyens humains et matériels nécessaires pour assurer la mise en oeuvre effective des lois et des procédures judiciaires, afin de garantir aux enfants le droit d'être informés et entendus, le droit à l'assistance juridique appropriée, le droit à la protection et à une prise en charge adéquate et de qualité ; - Assurer un suivi évaluation systématique de l'application des lois. Au ministère de la Jeunesse et des Sports En matière de structures d'accueil des enfants : - Révision globale du cadre juridique et administratif des centres de sauvegarde de l'enfance, de manière à garantir l'intérêt supérieur des enfants et permettre au personnel des CSE d'assumer leurs fonctions dans des les meilleures conditions ; - Etablir des normes régissant les structures d'accueil des enfants, conformes aux standards requis en matière de droits de l'Enfant ; - Définir et mettre en place des mécanismes et modalités de supervision/contrôle de ces institutions, afin d'évaluer la conformité de ces institutions avec les normes établies, dont notamment la dignité, la participation, la protection et l'épanouissement, et toutes les normes qui concourent à la garantie de l'intérêt supérieur de l'enfant ; - Mettre en place un système d'information centralisé et fiable afin de suivre l'évolution du nombre et de la situation des enfants placés. Recommandation concernant les mécanismes de recours adaptés aux enfants Enfin, afin de protéger les enfants contre toutes les formes de violence, de maltraitance, d'abus ou d'exploitation, il est nécessaire de mettre en oeuvre des mécanismes de recours pour les enfants, indépendants, aisément accessibles à tous les enfants, sans discrimination aucune et de garantir la protection et l'intérêt supérieur des enfants. Etant donné la situation préoccupante d'un grand nombre d'enfants placés, et en attendant la mise en oeuvre des recommandations ci-dessus, le CNDH recommande aux instances responsables relevant du ministère de la Justice et des Libertés et du ministère de la Jeunesse et des Sports, de réaliser rapidement une évaluation de la situation actuelle des enfants placés afin de : - Procéder à la révision des mesures judiciaires prises, quelle que soit leur nature, afin de faire bénéficier les enfants des garanties prévues par la loi ; - Evaluer la situation sanitaire des enfants et leur fournir les soins nécessaires ; - Procéder rapidement aux enquêtes familiales en attente, afin de permettre aux juges de revoir la décision de placement de certains enfants et de réintégrer ces enfants dans leur famille quand cela est possible, et ce, bien entendu, dans l'intérêt supérieur de l'enfant.