Taroudant a entamé la journée de mardi dans une atmosphère triste et lugubre, suite à l'incendie ayant ravagé, dans les premières heures, la grande mosquée de la ville, après que le feu ait pris dans des tapis à cause de ce que l'on croit être un court-circuit. L'odeur du feu remplit toujours l'atmosphère de cette journée particulièrement chaude et la couleur de la fumée se lit sur des visages fermés qui ceinturent cette bâtisse historique réduite en cendres et gravats, hormis un minaret, désormais silencieux, d'où les fidèles ont pris l'habitude, des générations durant et au fil des siècles, d'entendre l'appel du muezzin qui, à lui seul, emplissait leur univers et rythmait leur vie. "Nos condoléances attristées", "Grâces à Dieu en toute épreuve", "Dieu soit loué" c'est en ces termes pleins de résignation que des Roudanis, tous âges et toutes catégories confondues, se sont salués et consolés les uns les autres, souvent en pleurs, après la perte cruelle d'un monument ayant, jusqu'à naguère encore, fait la fierté, non seulement de la "Petite Marrakech" comme on surnomme Taroudant, mais du Maroc dans son ensemble. Ici, personne parmi les responsables du Conseil local des oulémas ou de la délégation provinciale du ministère des Habous et des affaires islamiques ne veut parler de cet incendie. Un des leurs se contente de lire, de manière placide et invariable, presque imperturbable, la fiche technique relative à cette bâtisse, avant de sombrer dans l'omerta. Seul Noureddine Sadik, enseignant-chercheur en histoire et président de l'Association Mohammédia du dialogue des cultures et de préservation du patrimoine civilisationnel de Taroudant, semble avoir avalé l'amertume de la douleur pour déclarer, avec une voix qui laisse entrevoir une tristesse sans abimes, que "Taroudant et le Maroc avec ont connu, aujourd'hui, un drame immense que constitue la perte d'un des grands monuments de la Nation, un monument national par excellence sur les plans religieux, intellectuel, culturel, scientifique et politique aussi". Mais que s'est-il passé au juste et comment ça s'est produit ? Si personne pour le moment ne s'aventure à livrer une réponse précise en attendant les résultats de l'enquête, Brahim (50 ans environ) dit avoir été parmi ceux ayant accompli la prière d'Al Fajr lorsqu'il sentit, à l'instar d'autres fidèles l'odeur de la fumée en train d'emplir la salle de prière. Un autre témoin soutient que le feu a pris dans les tapis avant de s'étendre au plafond fait de bois sculpté ce qui, dit-il, a compliqué davantage l'intervention des citoyens et celle des équipes de la protection civile de Taroudant, qui étaient appuyés par des sapeurs-pompiers dépêchés depuis Agadir et des camions-citernes mobilisés par une société privée de la place. Le même timbre de tristesse ayant enveloppé le tout Taroudant est perceptible dans la voix d'Ahmed, employé d'un des grands hôtels de la ville, qui revient sur la place privilégiée de "Jama'e Lakbir" dans le cœur de tous les Roudanis, du fait qu'ils s'y rendent par milliers surtout durant le mois du Ramadan, en raison notamment de la fraîcheur singulière qui y règne, particulièrement durant les journées de chaleur. La grande mosquée, dont la fondation remonterait à l'époque des Almoravides ou des Almohades, s'étale sur une superficie totale de 3.214 m2, dont une surface couverte de 2.614 m2. D'une capacité de 4.000 fidèles, ce lieu de culte est doté d'un minaret d'une longueur de 27 mètres et dispose de six portes, en plus d'une entrée pour les femmes et d'une entrée pour l'Imam, ainsi que d'une école coranique, d'une salle de prière et d'un patio. M. Sadik poursuit que les sultans sâadiens, n'ayant pas lésiné sur les efforts en veillant à enjoliver cette mosquée par tous les moyens, ont mobilisé pour sa construction les meilleurs artisans et expertises de leur temps, notamment les techniques de l'architecture arabo-andalouse faite de mosaïques ou de plâtre et bois sculptés. Erigée en monument architectural hors pair, cette bâtisse ne tarda pas à devenir un monument civilisationnel d'une rare beauté tant et si bien que nombre d'historiens, dont feu Mohamed Hajji, allait l'assimiler, dans son livre "Le mouvement intellectuel sous les Sâadiens", à l'une des plus grandes universités marocaines aux côtés de la Mosquée Al Qarawiyine de Fès. Lieu de culte et de savoir, cette mosquée fut une pépinière ayant vu défiler de grands savants, foukahas, oulémas, qadis et muftis qui ont, tous, fait valoir le rite malékite, dont il importe de citer les noms de Sidi Said Ben Ali Houzali, Abou Mehdi Aissa Ben Aberrahmane Souktani, Abou Zeid Abderrahmane Tamanarti et Yahya Ben Abdellah Hajji, entre autres. Le même chercheur soutient que la grande mosquée, loin de se limiter à dispenser des cours de théologie, disposait aussi de chaires en logique, mathématiques, médecine et en astronomie, entre autres spécialités, assurant que les aspects littéraire et linguistique, loin de rester en rade, ont eu leurs heures de gloire avec des rhéteurs et orateurs de la trempe de Mohamed Ben Abderrahmane Tamanarti que le Sultan Al Mansour Eddehbi appréciait particulièrement, en disant qu'il n'y a pas de meilleur orateur au Maroc que lui, mais Dieu l'a choisi pour Taroudant. Il relève, sur la même lancée, que Taroudant est devenue, sous le règne des Alaouites, un lieu d'attraction pour les artistes, poètes et hommes de lettres de tous genres, notamment lors du règne de Mohamed El Alem, fils du sultan Moulay Ismaïl, qui a accordé un intérêt particulier à la grande mosquée et aux cycles de conférences et de savoirs qu'elle abritait. Notant que cette sollicitude a constamment continué jusqu'à aujourd'hui, M. Sadik rappelle, dans la foulée, que la grande mosquée a assumé, outre des rôles religieux, culturel, pédagogique et scientifique, une mission politique du fait qu'elle fut le siège où les sultans du Maroc tenaient le serment d'allégeance et où, dans le sillage de la dispersion ayant marqué la fin du règne des Sâadiens, se tenaient les séances de réconciliation, se nouaient les accords et se délibéraient les questions de guerre et de politique, eu égard à la sacralité des lieux et à la place qu'ils tenaient dans le cœur des populations du sud marocain. Il fait observer aussi que les sculptures sur bois, à l'instar des multiples enluminures et ornements de cette mosquée, n'ont d'égales que celles de la mosquée Al Qarawiyine de Fès, estimant que le Maroc "vient de perdre un grand monument architectural et civilisationnel", avant d'adresser un vibrant plaidoyer "à toutes les consciences vives de la Nation et à tous les responsables, indépendamment de leurs statuts, à faire preuve de solidarité pour que revienne cette perle à son collier du Souss et qu'elle réintègre à nouveau sa cité scientifique de Taroudant". Dans la même veine, l'Association Paysage pour l'environnement et la culture, une des ONG écologiques les plus actives à Agadir, s'est fendue d'un communiqué où elle considère que l'incendie de la grande mosquée de Taroudant a "embrasé le Souss et tout le Maroc pour avoir incendié la mémoire, le patrimoine civilisationnel et les gloires de nos ancêtres". La même ONG a appelé le ministère des Habous et des affaires islamiques et le ministère de la Culture à faire un listing et un recensement des sites culturels et historiques pour leur préservation et à élaborer des études techniques et scientifiques pour en établir un état des lieux et des perspectives de réhabilitation. Elle a également fait part de sa disposition à adhérer et à participer à toute entreprise de réhabilitation ou de restauration de ce monument, haut de lieu de mémoire, considérant que "si le feu a consommé des bois et des murs, il ne peut entamer notre volonté, notre mémoire et l'histoire de nos ancêtres". Dans l'entretemps, le ministre des Habous et des affaires islamiques Ahmed Toufiq a assuré, mardi, qu'un groupe d'experts et de techniciens, dont un bureau d'étude et des ingénieurs, entameront dès ce mercredi l'évaluation technique des dégâts survenus dans la grande mosquée de Taroudant, suite à l'incendie l'ayant ravagée. "C'est à l'étude technique prévue de déterminer la partie que l'on doit restaurer si possible, car nous tenons à chaque pan de cette mosquée", a souligné M. Toufiq dans une déclaration à la presse, lors d'une visite au lieu du sinistre. Il a aussi noté que le ministère ne ménagera point d'efforts pour assurer, dans les plus brefs délais, la restauration ou la reconstruction de cette mosquée, selon les résultats de l'étude technique, précisant que "la moitié des grandes mosquées ont été restaurées suivant une démarche esthétique tenant compte de leur cachet architectural et il n'y a pas de raison d'exclure cette mosquée de cette politique, quoique l'urgence serait de lui rendre sa fonctionnalité". Des mesures ont été prises pour que les prières soient accomplies dans d'autres mosquées de la ville, assure-ton. En attendant, le minaret de la grande mosquée de Taroudant ne sera pas prêt, de sitôt (pas moins de 24 mois, selon des connaisseurs), à faire réverbérer l'appel éternel du muezzin à la prière, celui-là même qui, à lui seul, emplissait l'univers des fidèles et rythmait leur vie.