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Nouvelle de Mohamed Zefzaf traduite de l'arabe
Le Baptême
Publié dans L'opinion le 13 - 07 - 2012


Nawwara a dit :
-Il faut des musiciens pour faire la fête entre femmes. Ça ne vaut rien une fête si on ne chante pas et danse.
Ahmed a dit :
-Si ma première femme m'avait demandé ça, je l'aurais envoyée balader. Mais toi, par contre, tu sais combien tu comptes pour moi, là, dans mon cœur.
Nawwara âgée à peine de vingt deux ans, est de petite taille, nez presque camus. Mais ce qui compense largement tout ça ce sont ces joues roses débordant de vie et de santé et surtout ce grain de beauté à proximité du nez du côté de la joue gauche. Habillée, son apparence physique ne paie pas de mine. Par contre quand elle se met toute nue, c'est une vraie femme irrésistible dans les bras d'un homme, quel qu'il puisse être, délicieuse à un degré impossible à imaginer. Comme un fruit précoce et mûr. C'est pour ça qu'Ahmed dit :
-Tu sais que je ne te refuse jamais rien. Mais un orchestre d'hommes, je n'arrive pas à l'imaginer au milieu d'un groupe de femmes, ça n'augure rien de bon.
-Moi non plus je n'arrive pas à m'imaginer un orchestre de musiciennes pour un public de femmes.
-Si ça te dit je vais t'amener un orchestre de musiciens aveugles. Beaucoup de fêtes de femmes sont animées par des orchestres d'aveugles.
Ahmed gratte machinalement son bas ventre. Il la scrute d'un regard perçant. Il contemple son menu corps délicieux comme un fruit mûr avant la saison, ce corps couvert d'un duvet blond comme la pelure d'une pêche. Tout compte fait impossible qu'un orchestre d'hommes se produise devant une femme pareille. Mais pas de problème si les hommes n'y voient goutte.
Nawwara a dit :
-C'est notre premier gosse, il faut qu'on célèbre sa venue au monde par une grande fête, mémorable, pour clore le bec aux hommes et aux femmes. Tu sais bien que les gens aiment jaser pour parler de choses qu'ils n'ont pas vues ou dont ils n'ont même pas entendu parler.
-Si on fait venir un orchestre d'aveugles personne ne trouvera rien à redire je te le promets.
-Je n'y comprends rien, j'ai vu beaucoup de fêtes mixtes avec des femmes mêlées aux hommes.
-Je ne fais pas partie de ces gens-là.
Elle fait semblant d'être en colère. Il s'en est rendu compte mais n'y peut rien. Elle est ainsi sa décision, à prendre ou à laisser, même s'il devait mourir rien que pour le duvet d'une pêche. Nawwara voulait ce qu'elle voulait et Ahmed de même. Mais Ahmed a voulu ce que Nawwara n'a pas voulu et voilà tout.
Puis on a entendu des youyous et des applaudissements. C'est le signe que l'orchestre des musiciens aveugles venait de pénétrer dans la baraque. Ils se tiennent par la main, en marchant, attachés les uns autres comme les wagons du train. Prenant place, ils se sont alignés dans un coin. Les cuisses de certains d'entre eux se sont frottées aux cuisses de certaines femmes se trouvant à proximité immédiate. Certaines femmes gênées ont évité ces contacts tandis que d'autres s'y sont complues y ayant trouvé une certaine chaleur.
En assistant à ce baptême certaines femmes et certains hommes vont devoir fermer leur grande gueule. Surtout celles aux langues fourchues Mina la femme d'Abdelkader, Mennana, Fatima Hasnaouiyya, Khaddouj la fille du sourd et Rahma la femme de Laarbi la bête. C'est pour ça aussi que Nawwara a essayé de faire comme si elle n'était pas convalescente, ayant accouché il y a tout juste sept jours, pour qu'on ne dise pas qu'elle est chétive incapable de donner naissance coup sur coup à une douzaine de mômes comme seules en sont capables les femmes des bidonvilles.
Quand les youyous et les applaudissements se sont élevés, elle a poussé ses propres youyous posant la paume de sa main gauche au-dessus de sa lèvre supérieure exhibant les lignes des dessins de henné alors que l'autre main tenait toujours l'enfant posé sur sa cuisse. Après elle sort son sein en essayant en vain d'en mettre le mamelon dans la petite bouche du bébé qui remuait des mains de manière désordonnée, les paupières mi-closes.
Et Rahma l'épouse de Laarbi la bête de dire :
-Qu'Allah garde le poupon pour son père et sa mère. Je ne veux que te mettre en garde parce que j'en ai de l'expérience moi tu sais dans ce domaine. Pardi je suis mère de cinq garçons et filles.
Mennana qui suivait la conversation tout en battant la mesure des mains avec l'orchestre et en sirotant son thé a dit :
-Elle ne te dit que la vérité.
Une femme s'est levée de l'autre bout de la baraque, enjambant bien des dos, jambes, cuisses de femmes pour se rapprocher de l'aveugle à la taarija qui chantait de sa voix éraillée fusant du fond d'une gorge qu'on imagine rongée de kif. Arrivée en face de lui, la femme lui accroche sous son bonnet, du côté du front, un billet de cinq dirhams qui commence à pendiller. Un ébranlement perceptible a troublé le jeu de l'aveugle et les mots de sa chanson ont failli trembler dans sa bouche. Heureusement il s'est retenu pour maintenir la cadence de percussion. Mieux encore, il a élevé sa voix d'un cran et a commencé à cogner sa taarija avec un enthousiasme redoublé.
Puis d'autres femmes ont emboîté le pas à la première. En même temps elles remettent zroura le cadeau de naissance en argent à Nawwara et son poupin.
Dans le même mouvement une femme pauvre se levant à son tour, s'est approchée de Nawwara et lui a tendu un morceau de sucre.
-Ma fille Nawwara, accepte de moi ce présent bien humble. De mon temps on n'offrait que du sucre. Votre temps a tout changé. Nous on ne connaissait pas l'argent.
La vieille femme a repris sa place. Même si elle avait de l'argent elle n'aurait pas pu l'offrir en cadeau car l'argent mène à la faillite.
La vieille s'est tapé la cuisse de la main en disant
à sa voisine :
-Elle est si jeune la pauvrette. Seulement elle est du genre de femme dont les gosses survivent.
Sa voisine entre deux âges :
-Moi j'en ai mis sous terre pas moins de cinq.
-Qu'Allah les ait en sa sainte miséricorde.
L'orchestre s'est arrêté de jouer. On s'est jeté résolument sur les verres de thé à la menthe. Les mains se sont tendues vers les petits gâteaux confectionnés dans de la farine pas chère, du sucre, huile et quelque chose comme du beurre rance. De faibles cris s'échappent du bébé, sa mère l'a bercé dans son bras alors que de l'autre main elle tenait un verre de thé. Son foulard défait lui est tombé sur les yeux. Elle a déposé le verre de thé devant elle, le liquide tout chaud s'est déversé. En renouant son foulard sur sa tête d'une seule main, elle a senti la chaleur du thé sous sa cuisse droite.
Une femme lui dit :
-Sors le bébé dehors pour prendre un peu d'air ou laisse-moi faire si tu n'y arrive pas.
Nawwara ne répond pas. Mais une parmi ses voisines lui susurre à l'oreille au milieu du jacassement des femmes :
-Attention mon chou, ne fais pas ça, ne donne pas ton gosse à une femme parce qu'elle peut l'ensorceler, les femmes sont envieuses, leur cœur est rongé de jalousie.
Nawwara a pris son courage à deux mains et a quitté la baraque, pieds nus. Mennana l'a suivie portant une paire de savates.
-Mets ça, ne marche pas pieds nus, c'est pas bien pour toi.
-Je sais Mennana, mais il fait tellement chaud.
Malgré ça elle a enfilé les savates et a commencé à marcher en calmant le bébé qui a cessé de pousser ses petits cris. Elle a entendu la musique et le chant qui reprennent à l'intérieur et aussi des piétinements. Sûrement une femme est en train de danser. Elle s'est rapprochée de la porte pour voir. Non, non, ce n'est pas une femme mais bien plutôt l'aveugle à la taarija. Il balançait son derrière comme convenu et les femmes reculaient pour lui laisser de la place. Il se tenait au même endroit pour danser. Il se gardait bien d'oublier qu'il était aveugle. Les femmes applaudissaient et bougeaient leur tête en suivant la cadence de la musique. L'une d'elle s'est mise debout et a commencé à danser dans un coin de la baraque. Une autre femme lui a dit :
-Avance au milieu pour que nous puissions t'admirer.
-Je ne peux pas danser avec un homme.
-Ce n'est qu'un aveugle, de plus c'est un vieillard.
-C'est pas convenable pour une femme de danser avec un homme.
-Tout est pas convenable pour vous. Nous au douar on ne fait pas de manière pour danser avec les hommes.
-Ça ne m'étonne pas parce que tu es Mansouria. La Mansouria ne connaît pas la pudeur, même pas devant ses enfants.
La Mansouria s'est mise debout, a enjambé pieds, cuisses et têtes pour se retrouver en face de l'aveugle dans le petit espace au centre. Elle a levé ses bras au ciel et a commencé à danser en piétinant frénétiquement la terre. Des femmes ont poussé des youyous histoire de l'encourager. La voix de l'aveugle est montée en décibels et les heurts de ses doigts sur la taarija ont acquis plus d'intensité. La taarija coincée sous ses aisselles disparaît presque sous les pans de sa gandoura. Malgré ça il en fait jaillir un son aigu. L'aveugle au violon l'aidait pour répéter un refrain de chanson sur la moisson, l'amour et la femme qui le délaisse parce qu'il est simple métayer khammass.
Nawwara a senti l'urine toute chaude dégoulinant de son corps. Tenant cette situation pour naturelle pour une parturiente, elle l'a supportée et a commencé à bouger elle aussi son corps affaibli. Remarquant cela une voisine a dit :
-Evite de danser, il fait trop chaud. Tu risques de te faire du mal et bousiller ton utérus. Ton mari attend de toi d'autres mômes encore. Viens par ici, assieds-toi.
Nawwara s'est assise près de la porte. La Mansouria, elle, poursuivait sa danse en roulant son corps alors que l'aveugle gigotant se baissait vers sa croupe, soudain pris par une sorte de transe, tapant à un rythme endiablé sa taarija, sa voix rauque et vibrante traversant les cloisons de planches et de tôle de la baraque. Une autre femme s'est mise debout et a commencé à danser à son tour après avoir enlevé son foulard bariolé découvrant ses cheveux crépus. Elle jette son foulard dans le giron d'une voisine. Elle est restée dansant au même endroit. Un autre aveugle s'est levé. Il portait des lunettes. Il s'est dirigé vers le milieu de la baraque. Il a piétiné l'endroit comme un bouc déchaîné et a commencé à danser avec la Mansouria de même que l'aveugle à la taarija, en reprenant le refrain. Mais sa voix à lui ressemble plutôt à un aboiement. Le même refrain était répété par d'autres voix, des voix de femmes qui voient et des voix des hommes qui ne voient pas.
Une femme assise près de la porte dit à Nawwara :
-Pas de doute que ton mari va siffler deux gnoles de vin cette nuit.
-Il ne boit plus mais il compense avec le kif. Le kif est bon marché ma chère.
-Ah ! C'est comme le mien ! Mais le kif rend les hommes paresseux et ils perdent à la longue leur virilité.
-Naturellement, surtout si la femme ne sait pas comment traire le taureau. Je veux dire quand elle perd ses moyens à elle. Mais moi je suis encore jeune et capable de traire un taureau même de quatre ans d'âge.
-Mes compliments ma chérie. Et puis Si Ahmed m'a tout l'air d'un homme viril. Et ce garçon dans tes bras, sûr qu'il va lui ressembler.
-Allah Seul sait.
Elle a commencé à bercer l'enfant et observe son visage couvert d'un torchon. Elle appose un baiser sur le torchon qui enveloppe la tête en disant :
-Etre viril aujourd'hui c'est savoir lire. J'espère qu'il apprendra pour obtenir des diplômes.
-Tu as raison. A condition qu'il ne soit pas renvoyé de l'école. Tous mes gosses l'ont été jusqu'au dernier.
-A Dieu ne plaise que ça arrive aux miens.
Elle touche le bois et crache par terre.
La femme reprend :
-Oui mais c'est le makhzen.
Nawwara n'a plus entendu ce que disait la femme car les youyous retentissent vers le ciel à grands bruits, des voix parlant et chantant en même temps.
A ce moment-là elle a senti qu'elle a eu gain de cause. Ce qu'elle voulait elle l'a eu : personne n'aura le culot d'ouvrir sa gueule pour médire. Tout a été fait et bien. Seul manque le méchoui. Mais ça viendra, on a tout le temps devant soi. Le prochain baptême se poursuivra durant sept jours et sept nuits, c'est promis. Un cinglant camouflet pour les jaloux et les envieux.
Ahmed a dit :
-Si ma première femme n'était pas stérile je ne l'aurais pas répudiée. Toi tu me donneras des gosses et pour ta récompense tu auras tout ce que tu voudras.
-Alors tu ne m'aimes pas. Tu t'es marié avec moi juste pour faire des mômes ?
-Je n'ai pas dit ça ! Tu n'as pas idée combien j'ai envie de toi.
-Si j'avais de l'instruction, j'aurais pris pour mari un jeune de mon âge fonctionnaire de l'Etat.
-Si tu te maries avec un type pareil, tu mourras de faim, je te le garantis. Ce salaire de misère qu'ils touchent en fin de mois ça leur sert à peine pour s'acheter des cravates. Moi par contre je t'achète tout ce dont tu as envie.
C'est vrai, tout ce que demandait Nawwara, Ahmed le lui prodiguait sans rechigner, même si en guise d'orchestre il n'a fait appel qu'à des musiciens aveugles. Pourtant sa situation matérielle, ces jours-ci, traverse une passe plutôt difficile. Les autorités serrent l'étau sur les contrebandiers. Mais Ahmed est rusé, il a plus d'un tour dans son sac, un diable d'homme s'il en est qui sait disputer, arracher la bouchée de la gueule du loup.
C'est ce que j'aime en lui. Pas comme ces gars qui se peignent les cheveux et se postent au coin du Derb du matin jusqu'au milieu de la nuit. Ils sont là à rêver d'un passeport pour partir à l'étranger. L'un d'eux est vraiment pourri, Dieu nous préserve. On dit que pour vivre il fréquente des Européens, des hommes. Pourtant il est si beau, n'importe quelle fille l'aimerait d'amour fou.
A nouveau elle calme l'enfant en imprimant à son menu corps de petites secousses car il vient de se réveiller émergeant de la somnolence où il était plongé depuis tout à l'heure et commence à pousser de faibles gémissements.
Une femme a dit :
-Entre Nawwara, cette fête est la tienne, ne reste devant la porte.
Une autre répond :
-Laisse-là respirer de l'air frais avec son petit. N'entre pas Nawwara, il fait trop chaud ici, on étouffe, le bébé ne peut pas supporter.
Une autre femme assise tout près dit à voix basse en parlant d'un musicien de l'orchestre :
-Tiens ! regarde comme il prépare le kif, chaque fois il le fait pour toute la bande, on dirait que sa fonction se limite à ça.
L'orchestre s'est arrêté de jouer. Les verres de thé sont distribués avec les gâteaux et quelques amandes qui n'ont pas suffi pour toutes les invitées. Pendant la pause, des femmes sont sorties de la baraque pour prendre un peu d'air et se congratuler les unes les autres.
Rahma a dit à Mennana :
-Qui peut prétendre célébrer un baptême de cette qualité. C'est un homme, un vrai, son mari. Toi et moi nous avons des mulets comme époux, même pas fichus de se prendre en charge eux-mêmes !
-C'est parce que tu n'es pas mignonne comme elle.
-J'étais moi aussi jolie quand j'avais son âge, mais cet animal m'a épuisée. Tu sais que c'est le fils d'une Espagnole chez qui je travaillais qui allait me prendre pour épouse en ce temps-là.
-Quelle idée ! Te marier avec un type qui n'est ni de ta race ne de ta religion !
-Mieux vaut un mécréant qu'un sans cœur.
-C'est pas permis de tenir des propos pareils, haram ! n'oublie pas que tu as des enfants.
-Tous les enfants ressemblent à leur père. On ne peut rien attendre d'eux.
Il y avait un pieu fiché dans le sol pour soutenir un côté de la baraque. Mennana s'est prise à frotter son flanc gauche contre le pieu en baillant. Quand elle ouvre grande la bouche on voit la luette, la langue et quelques dents cariées. Elle a baissé la tête pour fixer le carré de terre battue à côté de ses pieds. De sa main elle ajuste son foulard sur son front. Elle a l'air de penser à quelque chose d'important qu'elle allait dire à Rahma. Mais Rahma s'est éloignée d'elle pour aller vers Nawwara qui avait quitté sa place près de la porte. Elle lui a susurré quelque chose à l'oreille pour revenir ensuite près de Mennana. Le pieu en bois craquait doucement. Rahma voyant que cela provenait de ce que Mennana s'en frottait a dit :
-Ne te frotte pas contre le pieu. Il pourrait se casser. La baraque risque de s'effondrer sur ses occupants, ces vieilles femmes et ces aveugles.
-Ah ce pieu est bien fragile. Je pense qu'elle l'emploie pour étendre le linge.
-Comme s'il manquait des étendoirs à linge ! Elle n'a qu'à nouer un fil de fer ou une corde au milieu du patio.
-Elle n'en a pas besoin. J'ai entendu dire que son mari porte ses vêtements à la blanchisserie.
-Elle en a de la chance ! J'avais un mari comme lui. Ahmed ressemble aux Européens.
-C'est normal, il vit avec eux. C'est eux qui lui vendent les marchandises de son trafic. Ils fréquentent les bars pour s'y saouler. Pas comme ces crève-la-faim qui s'entretuent pour une bouteille de vin bon marché jetée dans le ruisseau. Il a grandi parmi les Européens au marché central. Il se faisait porteur quand il était petit. Il connaît toutes leurs langues.
-Ça c'est ce que j'appelle un homme !
-Sa première femme ne le méritait pas.
-C'est vrai. Elle était vieille, ce qui ne l'empêchait pas de siffler deux bouteilles de vin par jour et ne refusait pas de s'offrir au premier clébard venu.
-Tfou !!
Le tintamarre ne cesse de grossir avec les rires et les plaintes à l'intérieur et à l'extérieur de la baraque. Une seule femme reste repliée sur elle-même, se tenant en retrait dans un coin, parce qu'elle est paralysée des deux jambes. Elle contemple de loin le spectacle et ouvre rarement la bouche. Si elle n'était pas paralysée elle aurait distribué elle-même les verres de thé et les gâteaux. Elle n'a pas d'enfants sauf Nawwara. Car c'est bien la mère de la mignonne Nawwara. Son mari docker est mort depuis longtemps déjà écrasé sous une balle de tissu qui lui est tombée sur la tête au port.
Nawwara regarde sa mère avec pitié parce que c'est son jour où elle aurait pu danser et asperger les convives de parfum, faire le tour de la baraque avec le brasero pour la fumigation de l'encens. Malgré ça elle semble jubiler pour Nawwara. Cela parait évident dans le fond de ses yeux chassieux tout le temps harcelés par des mouches qui s'approchent et s'enfuient dans un perpétuel va-et-vient car elle ne cesse de remuer ses mains comme des hélices de droite à gauche. Les mains chassent les mouches et en même temps apportent un semblant de fraîcheur en remuant l'air étouffant de la baraque.
Khaddouj s'est approché de Nawwara portant un verre de thé dans la main.
-Bois un peu. Je vois que tu regardes les gens comme si tu n'es plus de ce monde. Peut-être que tu as besoin de te reposer. C'est le baptême de ton petit, tu dois tout supporter jusqu'au bout. Si Ahmed va avoir des ailes, il va s'envoler dans l'air de joie.
-Je te jure ma chérie je n'en ai pas envie. Mais puisque tu t'es donnée tant de peine je vais boire juste pour te faire plaisir.
-Ne te force pas si tu n'as pas envie.
-En ce jour je boirais même du poison pour mon fils.
-Allah te donnera d'autres enfants. Tu es si jeune et forte, solide comme une vraie génisse.
En dégustant son thé, elle s'est prise à se regarder de haut en bas, ses bras, son buste, sa taille ses jambes, ses pieds cherchant à se convaincre qu'elle était, en effet, forte comme une génisse. Que de fois sa mère lui avait dit que ses yeux étaient beaux, immenses comme ceux d'une petite ânesse. Quant à Si Ahmed, il lui disait, quand il était dans un état psychique particulier :
« Ô femme aux gros nichons !»
Tout ça prouve, nul doute, qu'elle était forte, jolie, dotée de beaux seins et tout et tout. Voilà qui prouve aussi que l'accouchement n'a pas eu d'effet sur elle. Il ne l'a pas affaiblie et ne l'affaiblira pas quand elle mettra au monde une douzaine de mioches.
Elle regardait son sein nu. Elle l'a sorti de l'échancrure de son vêtement pour tenter de donner à téter à son bébé mais en vain. Le mamelon duveté est sombre avec un cheveu blond tout autour. Elle entend une voix venant de loin :
« Allah te protège Ô femme au beaux tétons ! »
Elle regarde encore une fois le sein et le repousse à l'intérieur, le cache. Elle reprend le verre de thé. En y portant la main pour le prendre, une mouche, qui s'accrochait en bordure, s'est envolée, une grosse mouche striée de couleurs avec prépondérance de la couleur bleu clair.
La vieille mère dit :
-Je t'ai mariée au meilleur des hommes. Toutes les femmes le voudraient juste pour elles. Il n'a aucun défaut même s'il a déjà été marié. Mais d'avoir été marié ne diminue pas un homme aux yeux des autres, comme ça peut arriver pour une femme. Et puis si un homme répudie une femme c'est qu'il ne trouve en elle rien qui l'intéresse. Dans le passé les gens conseillaient à leurs enfants de ne pas prendre une femme veuve ou répudiée. Si Ahmed s'était déjà marié mais lui c'est un homme, un vrai !
-Je sais qu'il en est ainsi. Je commence même à l'aimer tiens !
-Il faut que tu l'aimes, c'est ton mari pardi. Tout ce que je souhaite c'est de voir tes gosses avant de mourir.
Elle dit ça en tapant de la paume de sa main sur ses cuisses de paralytique. Après, elle a rampé à l'aide de ses mains vers une encoignure sombre de la baraque. A ce même moment Ahmed fait irruption. Il a regardé Nawwara et a essayé d'apposer un baiser sur son front quand, brusquement, il a entendu un bruit bizarre. Il s'est retourné et a découvert la vieille dans le coin, le regard le fixant. Il s'est approché d'elle muni d'un foulard et une paire de cherbils. Sur le point de lui remettre les cherbils, il se reprend brusquement en se rappelant soudain qu'elle ne pouvait plus marcher. Il lui a donc remis le foulard en se penchant sur sa tête striée de cheveux gris.
La vieille a dit à Ahmed :
-Vous allez avoir les meilleurs gosses.
Ahmed recule sans rien dire. Il fait sauter la capsule d'une bouteille de limonade qu'il a prise dans un seau d'eau. Il a sifflé le contenu d'un trait avant de s'esquiver hors de la baraque.
Sept jours auparavant la vieille avait appris que ses vœux ont été exaucés. Ainsi elle pourrait mourir maintenant, partir en paix parce qu'elle a vu son garnement de petit-fils. C'est le vœu de toute vieille comme elle. A présent elle balaye d'un regard circulaire, calme et stupide, tout ce qui se déroulait devant elle. Elle a essayé d'éloigner de devant ses yeux des pans de son foulard. Ses yeux se sont rouverts lentement comme si un monticule de poussière les voilaient. Elle pousse un cri très faible :
-Nawwara !
Mais son effort surhumain est vain. Elle revient à la charge, une deuxième et une troisième fois toujours sans résultat. Quand elle a su que Nawwara se trouvait, à ce moment-là, loin d'elle et qu'elle ne pouvait l'entendre dans le charivari de la baraque, elle s'est retournée vers sa voisine la plus proche :
-S'il te plait ma fille, où est passée Nawwara ?
La femme a répondu :
-Elle est près de la porte. Elle a sorti le bébé pour prendre l'air, on étouffe par ici !
-S'il te plait, appelle-là, dis-lui que sa mère, sauf ton respect, a envie de pisser.
La femme s'est relevée et a rejoint Nawwara pour la mettre au courant. Nawwara a marmonné, entre les dents, sans que la femme l'entende :
-Je ne sais s'il faut faire pisser le vieux ou le petit.
Elle a rejoint sa mère et lui a dit :
-Tu peux ramper et pisser derrière la baraque.
-Je crains de trouver quelqu'un là-bas.
-Il n'y a personne. Et puis depuis quand tu es pudique devant des femmes ?
La vieille a commencé à ramper. Personne ne faisait attention à elle. Elle s'est traînée, progressant lentement. Les femmes lui livraient le passage avec une totale indifférence, absorbées qu'elles étaient pas leurs papotages. Peu à peu, elle a fini par disparaître derrière la baraque comme un tortue, prenant une touffe dense des buissons pour abri. Elle s'est soulagée rapidement. Elle a fait la chose concernée et a manqué faire l'autre. Elle y a juste renoncé quand cela lui est paru bien compliqué. Elle a rebroussé chemin de la même manière. A un moment elle s'est arrêtée pour regarder autour d'elle, de manière stupide. Elle a senti la terre chaude sous elle. Elle a essayé d'éviter cette chaleur brûlante en tirant sur le lacet de son pantalon. Le fil élastique de son pantalon a coupé presque sa chair sous son ventre. Elle a entendu à l'intérieur qu'on tapait sur une taarija accompagnée du son d'un violon rauque. C'est les notes préliminaires d'annonce d'une nouvelle chanson. Souvent ça commence comme ça d'une manière anarchique jusqu'à ce que le chanteur aveugle tâtonnant trouve le morceau de son répertoire qu'il choisira de chanter. Le bruit de taarija s'est arrêté alors que le son du violon en petits coups d'archet s'élève et s'abaisse, se calme, s'estompe pour s'arrêter avant que l'aveugle ne revienne à la charge.
Nawwara a commencé à remuer dans toutes les directions, avec précaution cela va de soi. Elle bavarde avec celle-ci, écoute celle-là. Sa mère a rampé vers le groupe de femmes. Elle se traînait en s'appuyant sur ses bras. Même manège que tout à l'heure : les femmes lui libèrent le passage. Mennana a essayé de se remuer, lui laisser la voie libre pour réintégrer son coin. A ce moment un cri perçant a fusé de la gorge de la vieille. Un hurlement qui a fait frémir les femme accourues aussitôt aux nouvelles, se bousculant, se cognant des têtes, essayant de voir toutes à la fois. L'orchestre des aveugles s'est arrêté de jouer. C'est la bouilloire pleine d'eau bouillante qui s'est déversée sur la vieille mère de Nawwara. Elle a commencé à hurler :
« Mon ventre ! mon giron ! mes cuisses ! nari ! »
Elle gisait sur le dos de tout son long. Les femmes l'ont tirée vers l'extérieur. Certaines se tapaient des mains cuisses et visage.
Une femme a dit :
-Certainement cet enfant est malchanceux.
Une autre femme lui rétorque :
-Ma chère, il ne faut pas parler ainsi d'un pauvre enfant innocent.
-Je t'ai confié ça à toi uniquement.
Nawwara s'est exclamée :
-Oh ! ma mère ! Je n'ai que toi au monde !
Elle se tapait les joues comme font les femmes quand un malheur arrive. Une femme lui a pris le bébé des mains. Nawwara s'est alors jetée sur sa mère pour la libérer des autres femmes qui l'entouraient de partout à l'étouffer. A coup sûr sa peau a été ébouillantée. La vieille a cessé de hurler. Elle n'en continue pas moins à pousser de faibles gémissements. On eût dit qu'elle agonise.
Une femme intervient :
-On emmène la vieille gaga chez Messaoudi avant qu'elle crève.
Nawwara lui réplique :
-Vieille gaga toi-même !
Sans répondre, la femme préfère se retirer. Prenant l'initiative avant les autres, une grosse femme a essayé de porter la vieille sur son dos mais elle a commencé à hurler. Elle a dû laisser choir son lourd fardeau. D'autres femmes ont intervenu à temps pour amortir sa chute sur le sol.
Un aveugle dit :
-C'est quoi cette calamité ?
-C'est la grand-mère du petit.
-Elle n'a choisi que le jour du baptême de son petit-fils pour mourir ?!
-Tu as jamais entendu quelque chose de bon des vieilles ? Y a pas mieux comme trouble-fêtes.
-L'important c'est que sa fille nous paie et on fout le camp.
-Est-ce qu'on lui balance çà maintenant, dans ces circonstances ?
-Qu'est-ce qu'on en a foutre des circonstances ?
Deux femmes sont allées pour ramener Messaoudi de son échoppe. C'est pour mettre un onguent de plantes médicinales sur les brûlures de la vieille et une infusion même d'arsenic pour mettre un terme à ses gémissements. Nawwara a tenté de se débarrasser illico de la bande d'aveugles devenus encombrant en leur glissant de l'argent et les a repoussés dehors.
Une femme a dit :
-C'est plus une fête, c'est un deuil !
Nawwara a entendu le propos insinuant. Elle a commencé à ressentir des contractions d'estomac.
-C'est pas bon de tenir des propos pareils, car rien ne serait arrivé sans le mauvais œil.
Des invitées ont filé une à une, contentes de s'esquiver en laissant la vieille crever comme bon lui semblait. Seules quelques rares femmes étaient restées. Celle qui portait le bébé était assise à l'ombre contemplant le visage de l'enfant aux paupières closes. A maintes reprises, elle chassait les mouches de son visage. La chaleur était suffocante. La vieille poussait toujours ses faibles gémissements.
Rahma a dit :
-Il faut verser sur elle un seau d'eau froide.
Nawwara a répondu :
-Tu veux tuer ma mère ou quoi ?
-Ma chérie c'est pas ça, je veux qu'elle vive, bien au contraire. Et puis je ne suis ni envieuse ni jalouse moi tu sais bien.
Nawwara a commencé à bouger, à tourner en rond, ne sachant que faire. Elle se frappait les cuisses des mains, mordaient ses vêtements. Elle a finalement éclaté en sanglots et hurlements avant de s'effondrer par terre. Elle a commencé à remuer dans la poussière. Une femme est accourue et a versé de l'eau sur elle, tout un seau. En vain.
Nouvelle de Mohammed Zefzaf extraite du recueil
« Ghajar fi lghaba » (Des gitans dans la forêt) (1982) traduite de l'arabe par


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