«Nous avons commencé par comprendre que les temps changent, que les prises que nous avions l‘habitude de réaliser n'allaient pas durer continuellement au rythme de la pression que nous exerçons sur la biomasse halieutique, que si nous ne faisons rien pour sauver notre activité, elle allait finir par disparaître du fait même de notre aveuglement ». M. El Hiloufi Abdelwahab, directeur de la coopérative des marins pêcheurs artisans de Souria Kdima, située à une trentaine de kilomètres de Safi, s'exprime avec conviction. Car une véritable petite révolution culturelle s'est produite dans ce village de marins pêcheurs artisans depuis une dizaine d'années. « Le village de pêche que vous voyez là a été construit grâce à un financement de l'Agence de coopération internationale japonaise, la JICA, en 1999. La coopérative des marins pêcheurs de Souiria Kdima a été créée, pour sa part, le 19 janvier 2000. Les Japonais nous ont construits 26 magasins pour les pêcheurs, puis nous en avons construit 118 autres. Ensuite, la JICA a promu le projet de la fabrique de glace, en nous dotant d'une machine d'une capacité de production de 2 tonnes de glace par jour. Le projet d'immersion de récifs artificiels au large de la côte de Souiria Kdima, projet entamé en 2009 et achevé en 2010, est venu par la suite ». « L'immersion de récifs artificiels au large de la côte de Souiria Kdima est la première expérience du genre au Maroc », explique fièrement M. El Hiloufi. « Maintenant, d'autres marins pêcheurs, d'autres régions du Maroc, s'y intéressent, posent des questions à ce sujet et veulent reproduire l'expérience dans leurs régions. La JICA a même emmené quelques uns d'entre nous aux villages de pêcheurs de Cala Iris et Sidi Hssaïn, pour que nous leur transmettions ce que nous avions appris ». « L'inauguration du projet et la première immersion de récifs artificiels au large de la côte de Souiria Kdima datent de la fin juillet 2009 », précise M. Iwao Ono, expert japonais dans le domaine de la pêche maritime et conseiller auprès du ministère marocain de la Pêche maritime. Le projet d'immersion de récifs artificiels au large de la côte de Souiria Kdima, à Cala Iris et Sidi Hssaïn, c'est lui. A son troisième séjour au Maroc en tant qu'expert de la pêche maritime, M. Ono est non seulement très connu maintenant des gens du domaine, mais c'est également devenu un fin connaisseur des côtes marocaines et de la situation du stock halieutique. Mais ce n'était pas évident de faire accepter ce projet aux marins pêcheurs de Souiria Kdima, plutôt méfiants. « Au début, les marins pêcheurs ne voyaient pas d'un bon œil ce projet d'immersion des récifs artificiels, en raison des récifs d'anti-chalutage », indique M. El Hiloufi. « A première vue, ils allaient être privés d'une zone de pêche, ce qui réduit d'autant leurs revenus. De plus, nous n'avions jamais entendu parler de récifs artificiels. Tout ça nous semblait un peu bizarre. Mais nous nous sommes renseignés à ce sujet. Des alternatives pour éviter l'épuisement du stock halieutique « Actuellement, pour préserver le stock halieutique, il n'existe que deux méthodes », poursuit M. El Hiloufi, « l'immersion des récifs artificiels et l'aquaculture. Le marin pêcheur ne pense qu'à ses prises, pour avoir de quoi nourrir sa famille, mais il faut penser à demain et évoluer avec son temps. Non seulement nous ne pouvons plus nous comporter comme nous l'avons toujours fait auparavant, mais en outre, il nous faut trouver d'autres moyens pour améliorer nos revenus ». « Les marins pêcheurs artisans travaillent de manière traditionnelle. Ce n'est donc pas facile pour eux d'accepter des idées nouvelles », explique de son côté M. Ono. « Surtout qu'ils n'avaient jamais entendu parler auparavant de récifs artificiels. Au début, donc, les marins pêcheurs et leur coopérative étaient très réticents à l'idée d'immerger des récifs artificiels. Mais avec l'avancement des travaux de confection des blocs et d'immersion, les marins pêcheurs ont commencé à comprendre à quoi servent les récifs artificiels et quelle est l'utilité de créer une zone protégée ». « Mais ce qui a réellement provoqué un profond changement de mentalité à ce sujet, une année après le démarrage du projet, nous avons enregistré une vidéo et pris des photos sous-marines de la zone concernée et nous avons alors pu constater une colonisation de ladite zone et la création d'un nouvel écosystème. Il y a eu non seulement enrichissement de la biomasse existante, mais également l'apparition d'autres poissons auparavant inexistants dans la région, qui sont attirés par la zone protégée des récifs artificiels. Grande a donc été la surprise des marins pêcheurs artisans de Souiria Kdima, surtout qu'ils savent que ces fonds marins, de nature vaseuse, étaient auparavant pauvres en variétés de poisson. Mais avec les récifs artificiels, les fonds de cette zone sont devenus rocheux, ce qui a permis l'apparition d'un nouvel écosystème. Mais la vidéo prise des fonds marins a aussi montré, outre l'enrichissement des fonds marins par de nouvelles espèces de poissons, des carcasses de coquillage. Les marins pêcheurs ont vite compris la signification de la présence de ces carcasses de coquillage. Cela veut dire que ce sont des poulpes qui ont mangé ces coquillages. Et que les pots d'argiles placés dans les récifs artificiels ont été effectivement colonisés par le poulpe. Autour de ces blocs, il y avait plein de carcasses de coquillage. Ce qui veut dire que le poulpe est présent massivement dans cette zone. Les gens ne sont jamais vraiment convaincus par les explications verbales, mais quand les marins pêcheurs artisans de Souiria Kdima ont vu de leurs propres yeux la vidéo et les photos des fonds marins de la zone protégée où ont été immergés les récifs artificiels, là, ils ont véritablement commencé à croire en ce projet. A partir de ce jour, les marins pêcheurs ont vraiment changé de mentalité ». Enrichissement de la biomasse halieutique « Il faut attendre de deux à trois ans avant de constater les résultats de cette expérience », souligne M. El Hiloufi. « Il faut attendre qu'un nouvel écosystème soit constitué et que différentes espèces d'algues et de poissons y prolifèrent. Nous avons ainsi instauré, depuis juillet 2010, une interdiction de pêcher dans la zone de l'expérience, de manière à renforcer les chances de réussite du projet. Des experts de l'Institut National de la Recherche Halieutique (INRH) mènent des tests dans cette zone tous les deux mois, pour suivre de près l'évolution de cette expérience. Nous avons ainsi constaté que certaines espèces de poissons, auparavant inexistantes dans cette région, étaient étonnements présents dans la zone d'enrichissement. Quand des poissons, de « passage » par cette région pour deux ou trois jours, trouvent une zone propice à l‘habitat et à la procréation, comme celle que nous avons créée avec les récifs artificiels, ils finissent par s'y installer pour deux ou trois mois et s'y multiplier. Les photos sous-marines prises ont montré que la biomasse s'était grandement enrichie. Ce qui nous a forcément satisfait et encouragé à persévérer. Car ce poisson, si nous ne le pêcherons pas dans la zone protégée, nous allons quand même le pêcher ailleurs, puisqu'il se déplace ». « Pour renforcer la colonisation de la zone des récifs artificiels, nous avons également procédé à l'introduction de poissons juvéniles », ajoute M. Ono. « L'Institut National de la Recherche Halieutique dispose d'un centre à M'dieq où il produit des alevins, dont ceux de la dorade, du loup bar, etc. Nous avons ainsi procédé à l'empoissonnement du site par des alevins de loup bar, une espèce qui a été tellement surexploitée que son stock avait fini par chuter dangereusement dans cette région ». « Il y a deux sortes de récifs artificiels », indique maintenant en connaisseur M. El Hiloufi. « Il y a ceux qui sont destinés à l'anti-chalutage et d'autres destinés à l'enrichissement, c'est-à-dire créant un milieu où les conditions sont favorables pour la multiplication de la biomasse. Mais même les récifs d'anti-chalutage comportent chacun deux pots en argile pour servir d'abri et de lieu de reproduction pour le poulpe. Nous avons commencé par immerger 1.200 récifs artificiels, l'année dernière, dont 400 destinés à l'anti-chalutage, puis 1.200 autres cette année, dont 260 destinés à l'anti-chalutage. Explications techniques plus poussées de M. Ono. « Il existe effectivement deux types de blocs. Un bloc anti-chalutage, de 285 Kgs, et un bloc de production ou d'enrichissement, de 180 Kgs. Le projet a coûté 550.000 Dhs. De la confection des blocs, réalisée par un chaudronnier local, jusqu'à leur immersion ». « Ce projet mené en collaboration avec la JICA, la coopérative y a participé en fournissant la main d'œuvre et la logistique », précise M. El Hiloufi. Les Japonais se sont chargés des études de faisabilité et de la fourniture du matériel et équipements nécessaires. Puis il y a eu une extension dudit projet d'immersion de récifs artificiels, fin 2010. Les gens de la JICA ont suivi de près notre capacité à prendre en main ce projet et ont fini par nous confier son extension, à la fin de l'année écoulée ». Transformation et valorisation des produits de la mer « Cette année, le projet développé en collaboration avec la JICA est celui de la valorisation des produits de la mer », indique M. El Hiloufi, justement rencontré à l'occasion d'une séance de dégustation organisée par la coopérative des femmes des marins pêcheurs artisans de Souiria Kdima, en collaboration avec la JICA, et ce, dans le cadre d'un autre projet développé dans ce village de pêche artisanale. Le projet de transformation et valorisation des produits de la mer, en particulier les poissons les moins chers, est un projet de développement intégré qui vise à promouvoir des activités génératrices de revenus au profit des femmes des marins pêcheurs de Souiria Kdima. L'organisme d'exécution dudit projet est la coopérative des marins pêcheurs de Souiria Kdima, à travers la mise à disposition du personnel et des frais de fonctionnement, et ce, en partenariat avec la JICA, qui a apporté équipements et assistance technique, le département de la Pêche maritime, qui s'est chargé de la coordination du projet, l'Office National des Pêches, qui a apporté son soutien logistique et la fourniture de matières premières, ainsi que la Wilaya de Safi et la commune de Lamâachat, à travers une contribution financière, dans le cadre de l'INDH. « La principale source des revenus des marins pêcheurs, ce sont généralement les seules activités de pêche », explique M. Ali Bourhim, cadre au service juridique et de coopération du ministère de la Pêche maritime et homologue de M. Ono. « Sauf que le stock halieutique ne cesse de baisser, une tendance remarquable ces dernières années, qui pousse à une gestion durable des ressources ». « Pour atténuer la pression de capture, le lancement de nouvelles activités génératrices de revenus est la seule solution envisageable. Souiria Kdima est, à ce sujet, un site pilote en matière de valorisation des produits de la mer ». Parmi les auditeurs, il y avait non seulement des marins pêcheurs artisans de Souiria Kdima, mais également des confrères de Boujdour, venus en visite au village de pêche pour s'enquérir du projet des récifs artificiels. Et ils se sont montrés très intéressés également par le projet de transformation et de valorisation des produits de la mer. « Nos objectifs à travers la réalisation de ce projet », poursuit M. Bourhim, « la diversification des activités liées à la pêche, l'amélioration et la stabilisation des revenus des marins pêcheurs artisans, la création de nouvelles activités génératrices de revenus pour les femmes des marins pêcheurs et la vulgarisation de la consommation du poisson pélagique, très riche en protéines. Actuellement, la consommation du poisson au Maroc ne dépasse guère les 12 Kgs par personne et par an, ce qui est fort déplorable pour un pays qui dispose de si grandes richesses halieutiques ». Il s'agit d'un projet expérimental. Si ça marche, il est prévu de construire un local spécifiquement dédié à la valorisation des produits de la mer, que ce soit le poisson fumé emballé sous vide ou les boulettes de sardines que les touristes peuvent consommer sur place ». Introduction de nouvelles habitudes alimentaires Coût du projet ? «L'achat du matériel a coûté 40.000 Dhs, la construction de l'atelier, 15.000 Dhs, la confection du kiosque, 5.000 Dhs et l'achat des matières premières, 3.000 Dhs. Soit un coût total de 63.000 Dhs. Quatre femmes de marins pêcheurs travaillent dans le cadre de ce projet, toujours au stade expérimental. Les résultats escomptés ? «Valoriser le poisson commun, à basse valeur commerciale, dynamiser les activités de la coopérative des femmes et maîtriser les techniques de transformation et de valorisation des produits de la mer. Si ce projet marche, il va y avoir élaboration d'un manuel pour la création de projets similaires, afin de permettre un transfert du savoir-faire à d'autres coopératives, et ce à travers la signature de conventions de partenariat. Ce qui permettra également le renforcement des relations dans le domaine des activités économiques et sociales entre coopératives de marins pêcheurs artisans ». « Mis à part l‘aspect transfert de savoir-faire, il y a également toute une dimension culturelle à prendre en considération », estime M. El Hiloufi. « Nous, Marocains, n'avons pas l'habitude de consommer les fruits de la mer que frits ou cuits en tagine. A travers ce projets, c'est une toute nouvelle habitude alimentaire qui sera introduite dans nos mœurs, Nous n'avons effectivement pas l‘habitude de manger du poisson fumé. C'est une expérience que nous avons tentée et nous attendons les résultats. Nous avons trouvé le goût du poisson fumé un peu bizarre la première fois que nous en avons mangé. Mais nous nous y sommes habitués avec le temps », explique t-il avec un large sourire. Pour initier les femmes des marins pêcheurs de Souiria Kdima à la valorisation des produits de la mer selon les recettes nipponnes, Mlle Shiho Yoshida, jeune volontaire japonaise, séjourne depuis cinq mois au Maroc, sur les deux ans de séjour programmé. « J'ai passé un mois à Rabat, pour apprendre à parler un peu le français et la « darija ». Cela fait donc maintenant quatre mois que je suis installée à Souiria Kdima, où je travaille sur un programme de formation des femmes des marins pêcheurs à des activités génératrices de revenus, c'est-à-dire transformer et valoriser les produits de la mer dans le cas de figure. Je leur apprends à fumer le poisson et à façonner des boulettes de sardines. La prochaine étape consistera à leur apprendre à commercialiser leurs produits ». M. Masaru Nakaya, pour sa part, étudiant en urbanisme au Japon, se trouve également au Maroc depuis cinq mois, en tant qu'agent de développement et devrait rester à Souiria Kdima jusqu'à la fin du projet. Il travaille avec la coopérative de pêche pour améliorer la gestion de leur structure. « J'apprends aux gens de la coopérative à utiliser au mieux l'outil informatique, Comme ils ne savent pas bien utiliser un ordinateur, je leur apprends à le faire. J'ai aussi conçu le logo de la coopérative et créé les affiches pédagogiques détaillant les outils et équipements nécessaires pour travailler en cuisine ou en atelier ». « C'est la coopérative de pêche la mieux gérée au Maroc. Mais il y a encore beaucoup de petits problèmes. Le travail administratif n'est pas assez bien organisé et ne se fait pas dans d'assez bonnes conditions. Je me suis donc attelé à tout remettre en ordre ». .