Ancien directeur de l'Agence de développement des provinces du Nord et auteur de rapports sur l'agriculture marocaine du cannabis parus entre 2003 et 2005 sous l'égide du gouvernement marocain et de l'Organisation des Nations Unies contre la drogue et le crime, Driss Benhima analyse dans cette interview les enjeux et impacts de la récente grâce Royale au profit des producteurs de cannabis. * Après plusieurs années d'attente, une mesure de grâce généralisée a été récemment décidée par Sa Majesté le Roi Mohammed VI au profit de milliers de cultivateurs de cannabis qui étaient recherchés ou condamnés par contumace. En votre qualité d'ancien directeur de l'Agence de développement des provinces du Nord, ayant longuement travaillé sur le dossier épineux de la culture du cannabis, comment évaluez-vous l'impact social, culturel, économique et politique de cette mesure ?
- Je voudrais d'abord faire remarquer que la mesure de grâce a une portée bien plus importante que le chiffre des 4831 personnes concernées. En effet, on estimait bien plus grand le chiffre des agriculteurs ayant fait l'objet de poursuites, peut-être dix fois plus, mais beaucoup de poursuites sont anciennes, donc judiciairement prescrites. Ainsi, la grâce pour les 4831 qui étaient sous le coup de poursuites en cours est de nature à rassurer l'ensemble des agriculteurs de l'illicite et à leur permettre de s'adonner dans la dignité et la sérénité aux activités liées à la production et à la transformation du cannabis à usages médical et industriel. La haute décision Royale s'inscrit donc bien dans le cadre de la symbolique de la célébration du 20 août consacrée au rappel du lien entre le Trône et le Peuple : elle réintègre des populations entières dans le contrat social de la communauté nationale.
* Dès la fin des années 1990, plusieurs formations politiques, en tête desquelles le Parti de l'Istiqlal, ont fait leur la revendication d'amnistie au profit des petits cultivateurs de cannabis, pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour prendre cette mesure ? L'adoption de la loi sur les usages licites du cannabis était-elle un préalable aussi impératif pour mettre en œuvre cette amnistie ?
- Plus que l'adoption de la Loi sur les usages licites du cannabis, c'est l'adhésion des populations concernées à ces nouvelles activités, adhésion prouvée par l'augmentation exponentielle en trois ans des autorisations délivrées par l'ANRAC, qui fait que la grâce, que vous qualifiez peut-être à tort d'amnistie, intervient au moment adéquat, c'est-à-dire à un moment où les populations reconnaissent qu'elles disposent maintenant d'une alternative favorable à tous points de vue, judiciaire, économique et environnementale, à leurs activités illégales précédentes. Et c'est pour cela que les demandes précédentes d'amnistie n'étaient pas pertinentes : à quoi bon amnistier si les agriculteurs sont contraints par l'absence d'alternatives à revenir au cannabis illicite ? La grâce Royale intervient dans la bonne séquence de la stratégie ouverte par les nouveaux débouchés médicaux et industriels du cannabis et portée par la haute sollicitude Royale : reconnaissance scientifique internationale des usages licites du cannabis, adoption d'une Loi nationale réglementant ces usages, création d'une agence dédiée, démonstrations sur le terrain et enfin adhésion populaire renforcée par la promotion des variétés nationales « Beldia ». N'oublions pas un aspect fondamental : la réservation de ces nouvelles activités aux territoires et agriculteurs historiques. Ce sont tous ces préalables qui ont ouvert la voie à la mesure de grâce et il faut à cette occasion saluer l'action efficace de l'ANRAC dans l'appropriation populaire de la Loi 13-21.
* D'après votre connaissance du dossier, et sachant que nombre de cultivateurs petits comme grands se chargent eux-mêmes de l'extraction et de la commercialisation de la résine de cannabis, selon quels critères a été fait le tri entre simples cultivateurs éligibles à la grâce et les trafiquants qui en sont exclus ?
- Je n'ai aucune connaissance particulière de ces critères, mais il semble facile de supposer que la grâce concerne les individus sous le coup d'une condamnation ou d'une poursuite non prescrite pour culture illicite de cannabis à l'exclusion bien évidemment des trafiquants. Je pense que la distinction entre cultivateurs et trafiquants se fait entre les activités sur place et les activités qui impliquent du transport, mais c'est une simple supposition de ma part.
* Est-ce que tous les cultivateurs sous le coup de poursuites pénales ont été graciés ou reste-t-il d'autres personnes en attente de grâce ?
- Je pense à ma compréhension personnelle qu'on doit déduire de la mesure de grâce que le passé de tous ceux qui s'en sont tenus à des activités sur place de culture et de conditionnement du cannabis à usage illicite est effacé dès lors qu'ils ne sont plus concernés par des activités de trafic, c'est-à-dire impliquant un transport quelconque de produits illicites. C'est bien plus, peut-être dix fois plus, que les 4831 individus dont les poursuites ou les condamnations sont en cours. C'est une réinstauration complète dans le statut de citoyen honorable doté de tous ses droits, de toute une population qui s'était mise à l'écart de la communauté nationale du fait de ses activités illicites aux yeux de la Loi. Dès lors qu'elle s'engage dans les activités prévues par la Loi sur les usages licites du cannabis, cette population devient beaucoup moins vulnérable aux pressions et intimidations d'où qu'elles proviennent. J'ai relu récemment un document écrit par Tom Blickman, un expert hollandais reconnu, qui avait imaginé en 2017 les préalables d'une reconversion réussie des territoires concernés par le cannabis au Maroc, dont l'amnistie des cultivateurs et la promotion de la Beldia et j'ai constaté que ces préalables semblaient aujourd'hui bien couverts.
* La culture du cannabis à usage légal étant strictement réglementée et géographiquement circonscrite, qu'en sera-t-il dans l'avenir pour les éventuels cultivateurs qui déborderaient le cadre légal et territorial établi par la loi ?
- La Loi sur la répression du cannabis à usage illicite n'a pas changé et il faut s'attendre à ce qu'elle soit plus rigoureusement appliquée maintenant que des perspectives alternatives sont offertes et au fur et à mesure que le marché pourra concerner les surfaces autrefois cultivées en illicite. Mais votre question aborde une problématique internationale : peut-on ignorer la force des chaînes de valeur engagées dans la vente de drogues en Europe qui continueront à comploter pour produire leurs marchandises dans notre pays ? Nous sommes en droit, en tant que pays victime des trafics de drogues en Europe, de bénéficier de toute l'aide possible afin de développer nos nouvelles cultures alternatives, en facilitant en particulier l'importation de leurs productions. La problématique des débordements de la Loi que vous soulevez est avant tout une problématique internationale qui doit être affrontée dans ce cadre.
* Alors que dans plusieurs pays proches et lointains, la production et l'usage du cannabis à des fins récréatives ont été légalement autorisés, une telle évolution serait-elle envisageable au Maroc où cet usage est une réalité socio-culturelle que nul ne peut ignorer ?
- Cette réalité concerne aussi des questions de santé publique. Il est admis que le kif fumé traditionnellement ne dépassait pas 4% de THC, le principe actif de la drogue dans le cannabis produit à partir des variétés marocaines de « Beldia », tandis que la résine produite aujourd'hui à partir de variétés importées se situe entre 15% et 30% de THC. Il vaut peut-être mieux encadrer une consommation normalisée à 4% ou moins que d'être incapables d'empêcher une consommation de produits très chargés en THC et donc très dangereux. C'est un débat de santé publique auquel la société marocaine ne peut pas échapper et sur lequel il faut suivre de près les expériences internationales. Stratégie nationale : Le Maroc sur la bonne voie «Les cultivateurs de cannabis au Maroc devraient avoir accès aux marchés émergents légalement réglementés du cannabis, qui progressent dans le monde entier», insistait, en 2017, un rapport détaillé élaboré par l'Institut transnational basé à Amsterdam. Rédigé par le chercheur sur la politique internationale des drogues Tom Blickman, le document notait toutefois que le défi consiste à créer un modèle de développement durable qui inclurait la culture du cannabis au Maroc, au lieu de l'en exclure et d'ignorer plus de 50 ans de tentatives ratées d'éradiquer ce qui est la seule option économique viable dans quelques régions du Nord. A ce titre, le rapport a proposé un projet pilote de cinq ans dans le Rif qui inclurait, entre autres, une assistance technique pour prévenir l'aggravation des dommages écologiques en luttant contre l'érosion et en encourageant le reboisement, tout en gardant à l'esprit la réalité de la dépendance de la population locale à la culture du cannabis. Il s'agirait aussi de mettre en place des systèmes durables d'irrigation et de gestion de l'eau pour contrer l'épuisement des nappes, en tenant compte de la gestion locale traditionnelle de l'eau. A cela s'ajoute la préservation des souches locales uniques de cannabis, tout en diversifiant les cultures et préservant le savoir-faire et les traditions agricoles locales, sans obligation d'éradiquer le cannabis. L'auteur recommande aussi une assistance technique sur les questions de droits fonciers communaux et de droits fonciers pour les cultivateurs de cannabis. Des recommandations dont une grande partie est partie intégrante de la stratégie nationale pour le développement de cette filière.
ANRAC : Les autorisations vont bon train Depuis le début de l'année 2024, l'Agence Nationale de Réglementation des Activités relatives au Cannabis (ANRAC) a délivré quelque 3.029 autorisations, contre 721 autorisations en 2023.
Dans le détail, 2.837 autorisations ont été octroyées au profit de 2.659 agriculteurs pour l'activité de culture et de production de cannabis contre 430 autorisations en 2023. Les 192 restantes concernent 98 opérateurs, qui se répartissent entre 60 autorisations pour l'activité de transformation, 49 autorisations pour l'activité de commercialisation, 39 pour l'activité d'exportation, 24 pour l'activité d'importation des semences, 18 pour l'activité de transport, 1 autorisation pour l'activité d'exportation des semences et 1 autorisation pour l'activité de création et d'exploitation de pépinières.
L'ANRAC souligne que les 98 opérateurs bénéficiaires de ces autorisations se répartissent de leur côté entre 23 coopératives, 51 sociétés et 24 personnes physiques. L'Agence a par ailleurs certifié 7,3 millions de semence de cannabis sur la base de 26 autorisations d'importation octroyées par l'Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) pour une superficie de 1.164 Ha en faveur de 100 coopératives de production regroupant 1.520 agriculteurs.
Elle a également autorisé depuis début 2024 l'utilisation de 1.634 Qx de semences de cannabis locales, communément connues sous le nom de «Beldia», sur une superficie de 1.916 Ha en faveur de 106 coopératives de production regroupant 1.816 agriculteurs.
L'utilisation de cette variété a été autorisée sur la base des premiers résultats enregistrés de l'étude lancée avec l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). L'ANRAC a également mis en place, en concertation avec l'ONSSA, un protocole avec des conditions précises et spécifiques pour verrouiller l'utilisation de cette variété en conformité aux dispositions réglementaires.