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Le Fès d'antan dans l'œuvre de Ahmed Sefrioui
Notre étude 2ème partie

L'œuvre de A. Sefrioui, le précurseur de la littérature marocaine de langue française, a presque exclusivement pour théâtre la ville de Fès et ses environs immédiats. Le roman largement autobiographique, la boîte à merveilles se déroule dans cette ville pendant les années vingt du 20ème siècle, sachant qu'il relate le souvenir d'un enfant de six ans qui serait né vers 1915, soit la date présumée de la naissance de l'auteur.
« J'emporte une tranche de pain enduite de beurre rance et je pars à l'aventure à travers les rues de Fès. Je m'enfonce, au coeur de la ville, comme dans un rêve. Aujourd'hui, j'explore le quartier Rmila, de l'autre côté de la rivière, je n'ai jamais mis les pieds dans ces ruelles qui sentent la poussière et la bouse de vache. Je traverse des voûtes sombres où l'air humide vous caresse avec ses mains de fantôme. Ce « souk» ne me paraît pas un vrai « souk », mais un décor né de mon imagination et qu'un bruit, un mouvement brusque ferait rentrer dans le néant. »
Or, tous ceux qui connaissent en profondeur le vieux Fès, vous diront que le quartier Rmila est un quartier très ordinaire, voire même d'une platitude extrême et en tout cas, ne renferme rien qui puisse retenir l'attention d'un regard en quête d'images pittoresques ou de scènes folkloriques. En d'autres termes, ce quartier est une partie très ordinaire de la ville et ne brille ni par des portes monumentales, ni par des marchés indigènes. Ce quartier comme la plupart des quartiers de Fès abrite bien des palais, des maisons cossues comme des demeures d'une modestie frôlant l'indigence. En un mot, le quartier Rmila n'a jamais été un lieu de destination ou seulement de visite privilégiée pour touristes en mal d'exotisme.
«Rmila» en fin de compte est fortuitement évoqué par un enfant du cru, à travers son propre regard, sa spontanéité et sa seule subjectivité. Ce regard n'est pas critique il n'est pas précieux ni ironique non plus. Il est tout simplement lui-même.
A peu prés dans le même ordre d'idées, sentant s'installer le printemps et répondant à l'invitation de ses prémices, le narrateur de la nouvelle «Le sabre de mon frère » prend le chemin des Collines surplombant le Nord de la ville:
« Je voudrais rassasier mes poumons d'air pur et repaître mes yeux de l'éclat des corolles.
Une rue, des échoppes tapies dans l'ombre d'une vigne aux prolongements multiples me séparent de Bab Guissa, la porte de la ville. Cent mètres au-delà, la campagne déroule sa magnifique tapisserie.
(...) Me voici hors du mur d'enceinte. »
Au-delà des stéréotypes de l'analyse littéraire, nous ne pouvons que souligner l'intensité des liens affectifs qu'entretient l'auteur avec son propre environnement et ce contrairement à D. Chraïbi. Celui-ci, à propos de Fès écrit sans vergogne :
«(…) je n'aime pas cette ville. Elle est mon passé et je n'aime pas mon passé. J'ai grandi, me suis émondé. Fès s'est ratatinée tout simplement. »
A. Sefrioui n'a pas renié le sien, bien que comme le premier cité, il ait eu assez de contacts avec la langue, la civilisation et la démarche intellectuelle de l'autre.
A travers les passages déjà cités, il ressort que l'auteur reste lui-même, ne subit aucun éblouissement, n'est sujet à aucune aliénation, mais mieux encore se sert de ce que l'autre lui a apporté de mieux, c'est à dire l'instrument linguistique (excusez du peu nous dira-t-on à juste titre), pour exprimer ce que personne avant lui n'a pu exprimer. Cela non pas par incapacité d'observer, d'imaginer et d'exprimer ce que la conjugaison spontanée du conscient et de l'inconscient élaborent, mais simplement d'après notre analyse, parce que personne avant lui n'a pu disposer d'un instrument de nature à permettre d'élaborer avec simplicité et spontanéité une telle expression.
Chez A. Sefrioui l'espace est aussi dichotomie entre un extérieur d'une extrême laideur et un intérieur fait d'harmonie, de beauté, de blancheur immaculée et de senteurs paradisiaques.
Ainsi en est-il de ce Cheikh Sidi Abderrahman dont les tribulations forment le corpus de la nouvelle intitulée: «Le Fqih» Ce personnage habitait:
« Au fond de ce trou noir dégouttant la suie et le salpêtre»»
L'intérieur de la demeure du Cheikh, par contre, est lumineux. Ce contraste entre la configuration de l'extérieur et la consistance véritable de l'intérieur, entre l'apparence et la réalité, et en un mot entre le grain et l'ivraie, a été relevée par plusieurs auteurs étrangers.
Chez A. Sefrioui, cette observation est spontanée, elle coule de sa source sans prétention; elle fait partie du quotidien et par conséquent ne mérite pas tellement que l'on s'y arrête.
Ces rues, considérées surtout pendant les nuits du Ramadan rendent le narrateur vorace d'amour, désirant mordre à pleines dents l'objet, de sa passion. Cet objet est constitué de rues, de minarets, de souks et bien évidemment de la foule qui insuffle vie à tout ce corps.
Chez lui, l'espace est important. C'est lui qui imprime décrépitude ou extase. C'est devant lui qu'on sent la déprime ou qu'on reste interdit sous le charme, un charme que beaucoup regardent mais n'y voient que peu de choses. Mais ce qui importe par-dessus tout chez lui, c'est la présence humaine. C'est cette foule bien vivante, formant un corps autonome, où ces personnages du commun, jouant naturellement le rôle qui leur est dévolu, celui de cellules d'un corps gigantesque, celui duquel est issu le narrateur et vis-à-vis duquel, il ne ressent ni fierté ni honte. C'est le sien tout simplement. Il est à coup sûr différent des autres corps. Ce qui est toutefois certain, c'est qu'ils sont tous de même nature.
L'espace extérieur à travers la Maison de Servitude présente des différences notoires au plan de la façon dont il est évoqué, avec les deux premières œuvres de A. Sefrioui.
Précisons à titre de rappel qu'aussi bien le Chapelet d'Ambre, que la Boîte à Merveilles ont été conçus et publiés sous le Protectorat. La Maison de Servitude elle, n'a vu le jour que plus de 20 ans après, en pleine indépendance. En conséquence, on ne saurait valablement dire qu'elle s'adresse à un public français, friand d'exotisme et de folklore. Pourtant la description de l'espace y est plus fouillée, avec un style et une démarche recherchée:
« En fin de journée notre rue prend lin aspect lin tant soit peu irréel. Une lumière froide tombe de là-haut, d'un carré tellement lointain qu'il est nécessaire de renverser complètement la tête pour le situer. Les murs sans crépi, étoilés de salpêtre, patinés par la fumée et les pluies d'hiver, absorbent goulûment, au passage, le peu de jour qui daigne les visiter.»
Et toujours à propos de cette rue dénommée Guemiz où la famille a emménagé suite à l'amélioration sensible de sa condition matérielle:
« J'arrive dans notre rue. Une lumière bleue y stagne immobile, traversée, de temps à autre, par un couple de mouches anémiques et silencieuses ».
Le ton a évidemment bien changé, le regard aussi. Un sentiment de lassitude se dégage de la façon dont est perçue cette rue obscure, où se dressent des murailles lépreuses, abritant des maisons cossues. Même la ville prend un autre aspect aux yeux du narrateur, sujet à une passion envahissante pour la jeune voisine Haciba. Le voilà errant dans la ville:
« J'ai erré de « souks» en places ombragées de vignes, de ruelles tortueuses en venelles obscures ».
Le regard n'est plus contemplation. Il devient beaucoup plus critique. Le dépit se ressent aussi bien par le choix des mots, que par le ton de la description:
« J'arrive dans le quartier Zqaq Romane. Je traverse une ruelle où s'ouvrent des entrepôts et des ateliers de dé-laineurs. L'atmosphère sent le bouc. la laine en suint, la peau de mouton en décomposition. Des pigeons blancs tachés de roux picorent dans des tas de fumiers.
Fès n'est plus ce fruit qu'on brûle de dévorer. Elle renferme aussi certaines calamités. Il est non seulement critique avec des intonations de dégoût, il est parfois absent. Le narrateur, qui maintenant connaît sa ville en profondeur pour en avoir fouillé les coins et les recoins, y circule indifférent à ce qui l'entoure. Le trouble se laisse percevoir de la façon la plus nette, et la curiosité semble s'être émoussée.
« Profondément troublé, je marche le long des rues, sans rien voir, sans rien entendre »20
En fait, la démarche de l'auteur révèle que c'est peut-être la fin de toute une ère faite de poésie, de curiosité, de beauté et de simplicité.
Dans la 2ème partie de la maison de servitude intitulée d'ailleurs 2ème époque, le ton est encore plus tranchant et le changement apparaît plus net voire même radical:
« Il s'engage dans une venelle. Une lumière parcimonieuse glisse entre un enchevêtrement de linteaux, de poutres de soutènement, de madriers fichés obliquement dans les murs, de fils électriques que soutiennent des isolateurs de faïence scellés sur des barres de fer de forte épaisseur. Au niveau de l'étage, les constructions se rejoignent. Le passage se transforme en tunnel ».21
Ainsi se trouve confirmé le changement radical intervenu dans la vie du narrateur, après le flot de reproches que lui a adressé Maâti et qui a eu pour effet de provoquer un véritable séisme dans sa vie, somme toute paisible et de modifier en profondeur sa perception du temps, des lieux et des gens. Il n'empêche que malgré tout, son affection pour sa ville reste intacte. Ainsi, après le décès du père du narrateur et le retour de sa mère dans son village natal, il a préféré rester, quitte à mener une vie austère et pauvre.
« J'aimais la ville et ne me lassais pas d'en parcourir les rues, d'en découvrir les beautés cachées. Je désirais mourir entre ses hauts murs gris.
Ma pauvreté ne me gênait pas. Etre pauvre, parmi d'autres pauvres, n'est pas une déchéance.
Cet amour pour la ville, est en fait un amour d'un espace délimité par les remparts, quoique parfois il le déborde pour embrasser l'espace extramuros. Il est confiné entre les grises murail1es qui ne laissent place qu'à de sombres boyaux et de tortueuses ruelles.
La sortie de la Maison de Servitude, équivaut à une page tournée sur cet espace qui était si apprécié il n'y a pas si longtemps :
« Je me suis écarté de toute demeure. J'ai fui les murs qui mesurent l'espace. J'ai fui les compagnons de servitude et les ai abandonnés à leur agitation ».
L'espace urbain joue un rôle de premier ordre dans l'œuvre de A. Sefrioui. Une affection incommensurable lie ses personnages à leur terroir. La perception de l'espace est fonction des états d'âmes de ces personnages. Elle va de l'extase au regard froid critique, voire même indifférent.
Les lieux décrits, nous l'avons vu, procurent tantôt sécurité, tantôt angoisse. Ils renvoient systématiquement, mais sans prétention, ni ostentation à un fond culturel qui pendant longtemps a prévalu en maître, avant d'être entamé par une modernité hybride. Avant de clore notre examen de l'espace géographique, lequel a essentiellement porté sur l'aire située à l'intérieur des remparts, il faut signaler le rôle d'exutoire que jouent les escapades extra-muras, qui ont essentiellement pour théâtre les buttes surplombant la ville du côté de «Bab Guissa».
La première œuvre de A. Sefrioui consacre une large place à plusieurs scènes champêtres. Celles-ci se déroulent dans les environs immédiats de la ville et jouent un rôle important dans le fonctionnement du texte.
Dans la Boîte à Merveilles, le narrateur signale qu'à son jeune âge son père l'amenait se promener en dehors de la porte dite: «Bab
Guissa», probablement pour écouter les conteurs qui se produisaient à l'extérieur des remparts:
« Je connaissais quelques fleurs: les soucis et les coquelicots qui s'épanouissent au printemps sur les tombes, les marguerites dodues qui offrent au soleil leurs leurs d'or, les liserons qui se redressent sous nos pas lorsque, par une belle journée, mon père m'emmenait sur les collines de Bab Guissa.
C'était peut-être à l'époque une manière de prendre du bon temps, tout en élargissant le champ de sa culture. C'était en quelque sorte l'un des moyens de socialisation qu'offrait cette époque.


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