Quelques semaines seulement nous séparent du 80ème anniversaire de la Conférence d'Anfa. Retour sur un fait marquant qui a donné le coup de grâce au régime de Vichy et posé les fondements du Maroc post-colonial. «Fruit de longues concertations entre la France et les deux autres Alliés, la tenue de la Conférence d'Anfa fut tel un cadeau empoisonné pour l'Hexagone de Vichy. Au moment où les grandes puissances mondiales s'y attendaient le moins, ce plan aux allures machiavéliques n'a pas tardé à se transformer en un dilemme cornélien pur et simple pour les hommes forts de l'Occident », lance d'emblée Nourdine Bel Haddad, historien spécialisé dans les faits politiques marocains. «Une conférence, une seule, a suffi pour renverser les certitudes de la France coloniale. Des certitudes qu'elle a longuement prises pour argent comptant », poursuit-il. 1943. La Conférence d'Anfa, baptisée de la sorte en référence à l'hôtel de Casablanca qui abrita les réunions des futurs victorieux de la Seconde Guerre mondiale, dura dix jours, soit du 14 au 24 janvier, et fut décisive tant pour l'issue du plus grand conflit militaire de notre époque, qui était la Seconde Guerre mondiale, que pour le recouvrement de l'indépendance du Maroc. Les Alliés (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France) avaient en tête, en se rendant à Casablanca, de concevoir les schémas plausibles d'une issue triomphante de la guerre ainsi que de prendre position sur le nouvel ordre qui devait déterminer l'équilibre des puissances mondiales. Cependant, l'individualisme politique de la France du résidant Eirik Labonne en a voulu autrement. «Lorsque les Etats-Unis ont vu que la France n'avait d'intérêts stratégiques que de faire du Maroc une extension de l'Hexagone européenne, faisant fi de ses intérêts communs avec ses propres Alliés, Roosevelt a préféré écrire une nouvelle page avec le Maroc, celle de l'indépendance et de l'autodétermination du Royaume », continue notre source. En effet, le regretté SM Mohammed V, qui était alors le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, ayant pris le parti des Alliés pour lutter au départ contre le nazisme et le fascisme, a mis à profit le capital compassionnel dont bénéficiait le Royaume pour rallier le soutien de part et d'autre, a fortiori des Etats-Unis, à son choix de négocier avec les puissances occidentales en vue de la libération du Royaume du carcan du colonialisme. La Conférence d'Anfa, à laquelle prennent place le président américain Franklin Roosevelt, le Premier ministre britannique Winston Churchill et les généraux français Henri Giraud et Charles de Gaulle, donne lieu à de grandes orientations pour le maintien de la guerre, parmi lesquelles la capitulation inconditionnelle des puissances de l'Axe, le maintien de l'aide à l'Union soviétique, la reprise de la Sicile, puis de l'Italie, dès la cessation des hostilités en Tunisie. Une lutte à bras le corps Eu égard à la portée exceptionnelle des résolutions adoptées à Casablanca, le président Roosevelt a lui-même jugé opportun de les adresser au peuple américain dans un discours radiodiffusé. Cette mesure amorce sans conteste la résolution de ce grand conflit mondial, laquelle sera complétée par d'autres rencontres sommitales en d'autres circonstances et d'autres points du globe. À peine quelques semaines avant la Conférence d'Anfa, les Alliés font subir, selon les historiens, «le premier revers stratégique majeur» au nazisme avec le débarquement américain du 8 novembre 1942 au Maroc. L'opération Torch a été le nom de code donné à la mission alliée dans les territoires marocains, qui a constitué un virage décisif sur le front occidental de la guerre. Ce déploiement de soldats américains aux abords de l'Europe permet, par la suite, de fragiliser l'armée nazie, déjà exténuée par la farouche résistance observée sur le front soviétique Dans ce climat privilégié et bienveillant, feu SM Mohammed V a saisi l'occasion que lui offrait la venue des dirigeants alliés pour soumettre la revendication d'indépendance du Maroc et la candidature du Royaume à la Charte de l'Atlantique, laquelle a reçu le soutien du président américain, qui a jugé légitime la volonté du Maroc de reconquérir sa pleine liberté. Une année après cette conférence, des militants du Mouvement national, dont une femme, ont signé un Manifeste réclamant l'indépendance du Maroc, en concertation avec le défunt Souverain. Dans ce document, ils mettaient particulièrement en avant, l'intérêt accordé par feu SM Mohammed V au courant réformiste et à l'instauration d'un système politique libéral fondé sur la «Choura », soit sur un système de concertation entre les pouvoirs marocains, et assurant les droits et les devoirs des diverses catégories du peuple marocain. Somme toute, la Conférence d'Anfa, dont les enjeux politiques ont été décisifs pour la construction du Maroc et le développement de ses relations avec le reste du monde, a ainsi favorisé le dénouement des années sombres et des lacérations de la Seconde Guerre mondiale. « Nul ne peut passer sous silence la contribution du Maroc à la conduite de la guerre et le soutien, tant humain qu'économique, offert aux Alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Une bonne part de cette reconnaissance est réservée à la rencontre symbolique d'Anfa entre le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef et le Président américain Roosevelt, en présence du Premier ministre britannique Winston Churchill, sur l'indépendance du Maroc et la consolidation des relations bilatérales maroco-américaines qui a duré pendant des décennies et qui est encore plus visible aujourd'hui », conclut notre source. Houda BELABD
3 questions à Pierre Vermeren « A partir du moment où Roosevelt discute avec le Sultan, la perspective d'une autonomie renaît »
Historien spécialisé dans les relations Orient-Occident, Pierre Vermeren a répondu à nos questions sur les tenants et aboutissants de la Conférence d'Anfa. -Quelle est l'empreinte historique de la Conférence d'Anfa sur le Maroc ? - C'est l'amorce de la renaissance d'une diplomatie indépendante pour le Royaume, et au-delà la promesse qu'il y a un horizon qui peut conduire à l'indépendance. Le traité de Fès a confié la diplomatie et les affaires extérieures du protectorat marocain à la France. C'est donc celui-ci qui monopolisait les liens entre le Maroc et l'extérieur. Trente ans après, à partir du moment où Roosevelt discute avec le Sultan, la perspective d'une autonomie renaît, d'autant plus que le Sultan sait que la déclaration de l'Atlantique, formulée en 1941 avec Churchill, réclame la fin des Empires coloniaux. -Quelles leçons politiques et diplomatiques devrait-on tirer de cette conférence ? - C'est difficile à dire car on ne connaît pas en réalité la teneur des propos que se sont échangés le Sultan et le Président Roosevelt. Toutefois, cette entrevue a été un jalon sur la route de l'indépendance du Maroc et des pays colonisés. Le Sultan prend conscience que le Maroc n'est pas isolé, et que le front des puissances, que l'on appelle désormais occidentales, n'est pas uni sur la question du colonialisme. C'est aussi important pour les élites africaines, arabes et asiatiques, car si Roosevelt ne peut pas rencontrer tous les chefs d'Etats protégés ni tous les chefs nationalistes des pays dominés, il leur adresse un message de soutien de l'Amérique à travers le Sultan. -Quel rôle a joué le Maroc dans un climat de double enjeu politique opposant Giraud à de Gaulle d'un côté et Roosevelt à Churchill d'un autre ? - Ce n'est pas si simple en réalité, car le principal clivage passe entre Giraud et de Gaulle : le premier est le nouveau chef de l'armée d'Afrique, tardivement demeuré loyal envers Pétain, et le second est le chef de la France libre que les Américains tiennent en suspicion. L'alliance à Anfa est donc en faveur du couple Roosevelt-Giraud versus De Gaulle-Churchill. Il est certain que Giraud et de Gaulle sont favorables au maintien de l'Empire et donc du protectorat, ce qui renforce leur méfiance commune envers les Anglo-saxons. Dans cet affrontement, le Maroc ne joue pas de rôle particulier : en fait chacun -Sultan compris- joue sa carte et prépare l'avenir.
Mémoire Les événements d'avril 1947
Le peuple marocain commémore ce jeudi le 75ème anniversaire des événements du 7 avril 1947, qui ont constitué un virage déterminant dans la poursuite de la lutte pour l'indépendance et la liberté. En effet, le 7 avril 1947, les autorités coloniales ont perpétré un massacre contre les habitants de Casablanca dans le but désespéré d'empêcher Sa Majesté Mohammed V de terminer sa visite historique dans la ville de Tanger. «Lors de cette date mémorable, les populations de Casablanca se sont dressées face aux forces coloniales qui ne se sont pas empêchées de mener des attaques sanglantes contre les habitants. Plusieurs quartiers de la ville ont été la cible d'opérations meurtrières qui firent des centaines de morts et de blessés », témoigne l'historien Nourdine Bel Haddad. Ce drame rappelle les immenses sacrifices consentis par les Casablancais qui ont joint leur mouvement à l'action menée par la résistance et l'armée de libération pour la défense des principes et des valeurs inaliénables de la patrie. Cette féroce opération répressive, de même que l'arrestation de militants et de nationalistes marocains, n'ont pas altéré l'agenda de feu SM Mohammed V, qui a maintenu sa visite à Tanger. Le séjour du défunt Roi dans la ville du détroit a contrecarré les plans inavoués du colonisateur et a été l'occasion de prononcer le célèbre discours historique de Tanger, dans lequel feu SM Mohammed V a souligné la volonté du peuple marocain de revendiquer son indépendance. Le déroulement des événements du 7 avril 1947 a provoqué une grève générale de grande ampleur dans les grandes villes marocaines et a conforté l'état de mobilisation générale pour l'indépendance du Royaume. « Ces faits marquants ont aussi renforcé le patriotisme du peuple et son militantisme pour faire cesser l'occupation, de même que sa mobilisation derrière le Père de la Nation dans la lutte pour l'indépendance du pays. De ce fait, la commémoration des événements du 7 avril 1947 reflète l'intérêt porté à l'Histoire de la Résistance nationale de façon à ce qu'elle demeure vivante dans la mémoire collective du peuple marocain et constitue une référence pour les générations montantes », affirme l'historien. «C'est également une opportunité pour honorer les sacrifices consentis par les nationalistes marocains de façon générale et de Casablanca en particulier pour l'indépendance et la libération de la patrie, et pour fêter les valeurs de patriotisme, d'héroïsme, de vaillance et de sens du sacrifice qui ont marqué cette lutte noble », continue notre source. La commémoration de ces actes rend également honneur aux anciens résistants et patriotes, considérant les efforts qu'ils ont déployés au service de la patrie, de leur haut sens de la sincérité et de leur engagement total pour la sauvegarde et le raffermissement de l'unité nationale.
L'avant Anfa Les tenants de la Conférence
Dans la nuit du 8 novembre 1942, voici passés presque quatre-vingts ans, les troupes américaines et britanniques, à partir de leurs bases de Gibraltar, accostent à Casablanca, Safi, Fedala et Mehdia, mais aussi à Alger et Oran, dans une Afrique du Nord livrée en pâture au gouvernement de Vichy. De l'opération «Torch » découle l'exercice conjoint maroco-américain «African Lion». Effectué avec l'appui des forces terrestres américaines au Maroc, soit près de 35.000 soldats, ce débarquement, qui est suivi de la conférence de Casablanca, appelée aussi la Conférence d'Anfa, constitue un tournant dans la Seconde Guerre mondiale sur le front occidental et le déclic de l'indépendance, tant attendue, par le Roi et le Peuple. Ce fait historique a posé les bases de la coopération militaire entre le Maroc et les Etats-Unis, alors que leurs relations amicales remontent à 1777, lorsque le Royaume a été le tout premier pays à reconnaître l'indépendance américaine sous George Washington, alors chef d'Etat-major de l'Armée continentale pendant la guerre d'indépendance entre 1775 et 1783. Ceci laisse entendre que le Royaume a toujours été un point stratégique de grande importance en Afrique.
L'après Anfa De la liberté du peuple à l'émancipation de la femme !
Autant Roosevelt et Churchill ont pu contribuer à ce que le Maroc fasse face au colonialisme français, autant ils ont tracé les lignes directrices d'une société marocaine libre dans tous les sens du terme. En effet, le 10 avril 1947, le Sultan Mohammed Ben Youssef se rendit à Tanger, en compagnie du Prince héritier Moulay Hassan et de la Princesse Lalla Aicha. Ce fut l'occasion de prononcer un discours historique qui a posé le premier jalon de l'indépendance du Maroc. Ce jour-là, la ville de Tanger a été le théâtre d'une cérémonie de célébration d'un événement hors pair. En robe occidentale, la Princesse Lalla Aïcha, devant un parterre d'hommes et de femmes de Tanger, qui était alors une ville internationale, va prononcer un discours historique annonçant l'émancipation des femmes marocaines. Une allocution avant-gardiste ! Depuis cette date, le nom de la Princesse Lalla Aïcha est devenu symbole de liberté et d'émancipation de la femme marocaine. Une perspicacité qu'elle devait à son père, feu Mohammed V, qui a préféré montrer l'exemple en faisant sortir les Marocaines du joug des traditions d'antan, et ce, en faisant monter au créneau ses propres filles, Lalla Aïcha, Lalla Malika, Lalla Nezha et plus tard Lalla Amina, les têtes découvertes. De même, feu Hassan II a eu la même conduite avec ses filles à qui il avait confié des missions sociales et humanitaires en vue d'être proches du peuple.