C'est désormais un fait : la mobilisation populaire en faveur du boycott des Jeux Olympiques en Chine a une dynamique propre qui rend la prudence et l'attentisme des dirigeants occidentaux très inconfortables. De Londres à Paris en passant par San Francisco, la détermination des manifestants pro-tibétains rend le passage de la flamme de plus en plus périlleux. A Paris, on a carrément frôlé le ridicule avec des anneaux olympiques transformés en menottes, la flamme sifflée puis éteinte et transportée en ...autocar jusqu'à sa destination finale, le stade Charléty ! Des incidents qui ont fait dire à Robert Ménard, le président de Reporters sans Frontières: «La Chine a transformé Paris en place Tiananmen». Les autorités chinoises espèrent encore que les manifestations actuelles sont, certes, un moment difficile à passer mais que, passion pour les compétitions sportives aidant, elles se calmeront avec l'ouverture des JO le 8 août. Forte de sa nouvelle puissance économique, la Chine communisto-capitaliste veut croire que les chefs d'Etat occidentaux ne vont pas risquer de mettre en péril leurs bonnes relations avec elle pour le Tibet. Jusqu'ici, ce raisonnement n'a pas été, ou si peu, démenti. Lors de l'attribution des Jeux à la Chine en 2001, les gouvernements n'ont demandé à celle-ci aucun engagement concernant les droits humains et ont fermé les yeux sur la répression au Tibet qu'elle occupe militairement depuis 1959. Le Comité international olympique (CIO) a fait de même, ignorant superbement que la Charte Olympique fait mention de la «dignité humaine», concept bafoué dans les prisons chinoises et s'agissant des intellectuels et des minorités de l'immense empire. Pour les autorités chinoises, le message était clair : les Jeux Olympiques seraient la vitrine des succès économiques et de la nouvelle puissance de la Chine. Bref, une manifestation politique consacrant l'entrée officielle de Pékin dans le club des grandes puissances. Les Occidentaux contraints de naviguer à vue La répression massive au Tibet a (un peu) changé la donne. L'idée que des athlètes soient fêtés à Pékin pendant que l'armée chinois massacre des Tibétains est devenue de plus en plus insupportable pour les opinions mondiales. Du coup, les voix de ceux qui légitimaient la tenue des JO à Pékin par le fait qu'ils pousseraient la Chine à plus d'ouverture ne sont plus audibles. Et cela contraint les dirigeants occidentaux à zigzaguer pour ne pas être trop en rupture avec leurs opinions. Paradoxalement, seul le Pape - soucieux de préserver un formidable réservoir potentiel de catholiques? - n'est pas (encore) revenu sur son classement du Tibet en queue de sa liste des situations pour lesquelles il faut trouver des «solutions qui sauvegardent le bien et la paix». Mais, George Bush, après avoir annoncé comme Angela Merkel et Gordon Brown, qu'il participerait à la cérémonie d'ouverture, n'est plus tout à fait sûr de son déplacement, tandis que la chancelière allemande affirme sans ciller qu'elle n'avait pas décidé d'y aller! Quant au président du CIO, qui répétait en boucle qu'il ne fallait pas mélanger sport et politique, il est sorti de sa neutralité pour demander aux dirigeants chinois de «trouver rapidement une solution politique au Tibet». Nicolas Sarkozy, lui, zigzague d'autant plus qu'il doit trouver une position européenne commune car il prendra la présidence de l'Union Européenne en juillet, à la veille des JO. Sans parler du fait que la question «y aller ou pas?» confronte concrètement pour la première fois le président français à la nouvelle politique étrangère qu'il jurait vouloir mener et qui accordait une place centrale aux Droits Humains ! Gros contrats et diplomatie On ne peut mieux dire qu'il y a un «avant» et un «après» le passage du feu olympique à Paris. De là à penser que la pression des opinions publiques aura raison de la real politik des dirigeants occidentaux, il y a un pas difficile à franchir. La complaisance et le silence des Occidentaux lors de l'attribution des Jeux à la Chine se payent aujourd'hui d'autant plus cher que ce pays se trouve dans un rapport de force international bien plus favorable que lors de la répression du «Printemps de Pékin» en 1989. Dès lors, tout leur problème est de faire mine d'entendre leurs opinions sans trop braquer un pays aux potentialités économiques gigantesques et dont on s'arrache les gros contrats, notamment sur le nucléaire et l'aéronautique. Un pays devenu en outre un interlocuteur incontournable sur les grands dossiers diplomatiques, du Darfour à l'Iran en passant par la Corée du Nord, et dont la nouvelle puissance amène les dirigeants, mais aussi les élites urbaines, à ne plus se laisser donner de leçons par l'Occident. C'est cette quadrature du cercle qui amène plusieurs Etats , à commencer par la France, à appeler...au «dialogue» entre la Chine et le Dalaï Lama. Une hypocrisie de plus, tout le monde sachant que Pékin ne renoncera jamais au territoire tibétain et n'acceptera aucune interférence dans ses relations avec le Tibet. Caisse de résonance pour les dissidents chinois Que vont faire les dirigeants occidentaux face à cette inévitable fin de non recevoir de Pékin ? Continuer à zigzaguer, émettre des «conditions» qui n'en sont pas à l'instar des discussions avec le dalaï Lama -, prier pour que la mobilisation des opinions mondiales faiblisse et, dans le cas contraire, diluer un éventuel boycott de la cérémonie d'ouverture des JO dans un très mensonger et salvateur «Je n'avais pas l'intention d'y aller». Mais ce qui se joue dans cette crise, c'est la capacité des pays occidentaux à peser, ne fut-ce qu'un minimum, sur des pays puissants et riches comme la Chine, ou riches comme la Russie et l'Algérie. Des pays où se joue une partie de la croissance des Occidentaux et qui se voient en conséquence délivrés de toute obligation en matière de bonne gouvernance et de droits humains. En déduire que la pression des opinions mondiales est vaine serait cependant une grave erreur. Cette crise montre en effet que plus un pays pèse dans l'économie et la politique internationales, plus il doit rendre des comptes sur son attitude face aux règles et aux valeurs de la communauté internationale. Elle montre aussi que les gouvernements autoritaires ont beaucoup plus de difficulté à gérer ces contestations que les démocraties : plus ils se crispent et refusent toute concession, plus ils alimentent la controverse alors que celle-ci peut être assez facilement «digérée» dans le cadre de débats contradictoires ouverts. Quelle que soit l'issue de cette affaire, la présence de toutes les caméras du monde et de centaines de milliers de visiteurs étrangers à Pékin pendant les JO va, malgré tout, être une formidable caisse de résonance pour les revendications des dissidents chinois. Car, sauf à déployer des tanks au milieu des athlètes, il sera difficile aux autorités chinoises de tout contrôler. Une situation que résume le député européen Daniel Cohn-Bendit quand il appelle à une mobilisation qui «fera regretter aux dirigeants chinois d'avoir voulu accueillir les Jeux Olympiques».