Dans l'euphorie de sa victoire aux élections législatives, Recep Tayyip Erdogan est monté au balcon pour un grand discours à la façon de Barack Obama. Il a félicité les Turcs, c'est de coutume. Il a aussi dédié le succès de l'AKP à toutes les capitales arabes agitées par le printemps… Et il a même ajouté que c'était une victoire pour «Jérusalem, Gaza et la Cisjordanie». A ce genre de rhétorique, on mesure le culot du leader turc. Ce ne sont pas des propos de campagne puisqu'elle était terminée. Les plus indulgents diront qu'il a le sens de l'opportunité. Les autres parleront de cynisme. Il lui en faut pour oser se présenter en champion du réveil arabe ou même en sympathisant de la lutte contre les tyrans. Recep Tayyip Erdogan a mis pratiquement deux mois à lâcher Kadhafi. Il répugnait à condamner le satrape libyen au nom des droits de l'homme. Il est vrai qu'il est lui-même lauréat de l'extravagant Prix Kadhafi des Droits de l'homme. Il lui a été remis a la fin de l'an dernier. Sans aucun doute le dernier que le régime décernera. En mars, l'hostilité du Premier ministre à N. Sarkozy l'a poussé à mettre son veto à l'intervention de l'Otan et il n'a cessé depuis de condamner l'action de la coalition. Aujourd'hui encore, il se propose de jouer les médiateurs et tente de sauver la peau de M. Kadhafi en lui offrant un sauf-conduit, semblant oublier que les crimes du régime réclament justice et que la Cour pénale internationale a son mot à dire. Il n'y a pas que les habitants de Benghazi qui s'étranglent en entendant le discours du Premier ministre turc. Il a beau être aux premières loges, il a été l'un des derniers à dénoncer le bain de sang auquel s'abandonne le régime de Bachar El Assad. Il a fallu que les habitants de la région de Jisr al-Choughour se présentent par milliers à la frontière pour que le gouvernement s'émeuve. Il leur a ouvert ses portes mais en les maintenant en quarantaine, loin des médias, censurant de facto tout témoignage direct contre Damas. Les analystes ont beaucoup vanté les nouveaux habits de la diplomatie turque, ses ambitions, son activisme. Le réveil arabe oblige à réviser les comptes. On réalise que depuis cinq ans, Ankara aura brossé dans le sens du poil tous les Etats voyous de la région. Et surtout, qu'il l'aura fait en vain. Le prétendu modèle turc n'a pas donné envie à ses voisins de le copier. Recep Tayyip Erdogan a ainsi cultivé ses relations personnelles avec Bachar El Assad comme on soigne une plante en pots mais il a eu encore moins d'influence sur le président syrien que Nicolas Sarkozy ou Jacques Chirac en leur temps. Si Ankara peut se féliciter d'avoir rétabli des relations de bon voisinage avec la Syrie, c'est parce que cela a contribué à régler le problème lancinant des frontières, la question de l'accès à l'eau et la neutralisation des terroristes kurdes du PKK. Les bénéfices politiques engrangés sont bien réels, mais relèvent de calculs égoïstes qui n'ont rien à voir avec les progrès de la liberté. Idem avec l'Iran. Ankara s'est soigneusement gardée de dénoncer la répression féroce du printemps iranien ou de demander des comptes au président Ahmadinejad sur sa course au nucléaire. Au contraire, Téhéran mis au banc des nations a trouvé à Ankara un peu d'air. Idem avec le Hamas auquel la Turquie apporte un soutien enthousiaste. Elle en escomptait un regain de popularité dans l'opinion au Moyen-Orient. Objectif rempli, sans faire évoluer les islamistes palestiniens d'un iota. Au contraire, le soutien affiché de la Turquie a miné les efforts des Egyptiens ou les pressions de l'autorité Palestinienne. A contrario, la diplomatie turque entretient les relations les plus conflictuelles avec ses voisins… démocrates ! Avec l'Irak dont Recep Tayyip Erdogan déteste presqu'autant le Président que le Premier ministre. Avec l'Europe, sans cesse soupçonnée d'être un club chrétien, reproche doublement absurde. Car les Européens se singularisent justement par l'abandon de la religion de leurs pères qui a façonné leur continent et parce qu'en Turquie, la laïcité officielle n'a pas empêché d'éradiquer en moins d'un siècle toute autre religion que l'Islam… Malaise avec les pays d'Asie centrale comme l'Azerbaïdjan qui avaient pris pour modèle le système kémaliste et qui se battent désormais pour repousser des groupes islamiques turcs envahissants. Relations retombées au point mort avec l'Arménie. Scènes de ménage devenues chroniques avec les alliés de l'Otan. Crise ouverte avec Israël. Et querelle même avec les protégés de Chypre Nord ! Faire des discours au reste du monde et user de grands mots obligent à mener une politique étrangère responsable. Ce n'est pas vraiment celle de l'AKP. Avec son discours, Recep Tayyip Erdogan flatte le peuple turc et lui fait croire qu'il est redevenu le modèle du Moyen-Orient. Cette illusion se dissipera. Pour l'heure, elle révèle que le Premier ministre turc se sent intouchable. Qu'il se croit tout permis ayant liquidé les uns après les autres, tous les contrepouvoirs qui auraient pu le gêner. L'armée, la presse, les partis d'opposition, les milieux d'affaires ont été mis au pas. Et la communauté internationale hésite à critiquer un pays qui aligne une si belle croissance. Entendre le Premier ministre turc vanter le réveil du monde arabe rappelle les cours de bonne gouvernance données par Vladimir Poutine aux dirigeants des anciens pays satellite de l'Union soviétique. Cela devrait susciter la moquerie. Mais personne n'ose. Ce n'est pas le seul point commun à deux leaders sans scrupules, aussi inquiétants qu'ils sont populaires.