C'est le propre de toutes les révolutions. Et la Tunisie n'échappe ni à une certaine confusion - cinq ministres ont démissionné en quarante-huit heures - ni à une extrême tension. La confrontation de deux mouvements - la radicalisation de ceux qui redoutent de voir confisquer leur révolution et les tentatives de contre révolution s'appuyant sur des provocations - sont à l'origine de cette tension. Tous se jaugent et se défient pendant qu'une majorité refuse à la fois tout retour en arrière et tout excès qui favoriserait chaos et déstabilisation du pays. Une chose est sûre : les Tunisiens qui ont été le plus en pointe dans l'exigence d'obtenir un changement de système et pas seulement d'hommes ne désarment pas. Un mois et demi après la chute de Ben Ali, ils ont obtenu la démission du Premier ministre Mohammed Ghannouchi, puis celle de deux ministres (Industrie et technologie et Coopération internationale), derniers rescapés de l'ère Ben Ali dans le gouvernement. Leur départ constitue un revers pour les milieux d'affaires et une partie de la bourgeoisie qui font tout pour imposer une transition en douceur qui ne remettrait pas en cause le système. Mais la démission simultanée des deux seuls ministres de l'opposition (Enseignement supérieur et Développement régional et local) montre aussi la faiblesse du gouvernement de transition. Tunis, zone de guérilla C'est en tout cas l'opiniâtreté du «noyau dur» de la contestation qui a obtenu le départ du premier ministre. Cela n'a pas été sans des heurts violents qui ont fait au total six morts et des dizaines de blessés. Tunis a ainsi connu les 25 et 26 février ses plus importantes manifestations depuis la fuite du dictateur. 100.000 personnes ont envahi l'avenue Bourguiba et la place de la Kasbah aux cris de «Ghannouchi dégage», «Ça suffit avec les mises en scène». Ces manifestations ont dégénéré quand des individus ont attaqué à coup de pierres et à plusieurs reprises, le symbole par excellence de l'ancien régime: le ministère de l'intérieur. La réaction des forces de l'ordre a été extrêmement violente, transformant le centre la capitale en zone de guérilla. Des manifestations ont eu lieu dans plusieurs autres villes, tandis qu'à Kasserine, une ville déshéritée du centre, l'armée tirait dans les jambes de manifestants pour les empêcher d'envahir les bâtiments publics et arrêtait de nombreux jeunes. Le lendemain, Mohammed Ghannouchi annonçait sa démission en précisant : «Je ne serai pas le Premier ministre de la répression. Je ne suis pas le genre de personne qui va prendre des décisions qui pourraient provoquer des victimes». 84 ans ! Cette poussée de fièvre est liée à la colère d'une partie de la population - jeunes déshérités et forces politico-syndicales, dont la base de la centrale syndicale UGTT - qui juge insuffisante la rupture avec le passé. Tous contestaient que le deuxième gouvernement de transition, même expurgé du RCD, le parti-Etat de Ben Ali honni par la population, reste dirigé par un homme, Mohammed Ghannouchi, ayant servi onze ans sous Ben Ali… La mise en place mi-février d'un «Conseil de protection de la révolution» regroupant les opposants à ce gouvernement (UGTT, ONG, avocats, juges, islamistes d'Ennahda qui viennent d'être reconnus) et celle d'un collectif «Actions pour la révolution» ont montré que la contestation ne faiblissait pas et rendu impossible le maintien du Premier ministre. Rien ne dit pourtant que la nomination de son successeur Béji Caïd Essebsi soit de nature à apaiser les esprits même si cet avocat de formation a pour lui de s'être retiré de la vie politique cinq ans après l'arrivée de Ben Ali au pouvoir. Ministre des Affaires étrangères, de la Défense et de l'Intérieur sous Bourguiba, le père de l'indépendance tunisienne, il est âgé de … 84 ans dans un pays où les jeunes ont été le fer de lance de la contestation avec les cadres intermédiaires de l'UGTT ! Caïd Essebsi saura-t-il constituer un gouvernement reflétant le pluralisme et le dynamisme de la révolution, réformer le code électoral en vue des élections prévues dans six mois -présidentielle ou assemblée constituante, le débat n'est pas tranché… - et gérer une situation économique et sociale explosive au moment où la chute des recettes touristiques fragilise terriblement l'économie? Alors que les exigences de hausses de salaires et les demandes de titularisation se multiplient, les négociations salariales entre patrons et syndicats s'annoncent serrées. Sans un minimum de stabilité, la Tunisie risque en outre d'avoir du mal à convaincre les investisseurs étrangers de s'engager lors de la future conférence de Carthage pour la reconstruction. Autre point noir : l'exode massif en Tunisie de Libyens qui fuient les violences provoquées par le jusqu'au boutisme sanglant du colonel Kadhafi. 90.000 personnes se sont déjà réfugiées en Tunisie. Sans compter les travailleurs émigrés en Libye qui rentrent par dizaines de milliers au pays… Démanteler les structures de la dictature Il est évident que des nostalgiques de l'ancien régime et du RCD entendent profiter de cette situation pour semer le chaos avant le verdict des urnes. L'appareil policier très puissant de Ben Ali n'a pas été démantelé. Aucune enquête gouvernementale n'a été diligentée contre les responsables de la répression (les Brigades de l'ordre public -BOP) des manifestations qui ont entraîné la chute du dictateur. Or ces brigades ont été accusées d'être impliquées dans les violences actuelles. Le changement de nature très net observé lors des manifestations des 25 et 26 février atteste en tout cas de l'activisme de certains RCDistes. Des centaines de jeunes ont ravagé l'avenue Bourguiba à coups de pierre, alors que pas une vitrine ne fut brisée pendant la révolution. Tout indique que ces jeunes sont manipulés et/ou payés par certains secteurs du RCD pour rendre la situation ingérable. C'est sans doute ce qu'a voulu dire le Premier ministre démissionnaire Mohammed Ghannouchi en dénonçant, sans plus de détail, un «complot» et en faisant état de la découverte d'une importante somme d'argent dans une camionnette ou de l'arrestation d'une centaine de jeunes pour «actes de pillage». Cette surprenante alliance entre casseurs qui profitent de la situation et policiers et miliciens de Ben Ali est quoi qu'il en soit inquiétante. Alors que beaucoup se demandent si le gouvernement n'est pas tenté par une «solution à l'égyptienne» qui laisserait l'armée assurer la sécurité, la volonté de ces nervis de discréditer la révolution en terrorisant la population et en semant le chaos est patente. Cela repose avec acuité la question qui est au cœur du débat depuis la fuite de Ben Ali : comment démanteler les structures de la dictature afin qu'elles n'entravent pas la marche vers la démocratie ?