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Les oubliés de Brahma «Lhafra»
Publié dans L'observateur du Maroc le 17 - 12 - 2010

But ! s'écrie le petit Ali en courant. Dans les bras de ses copains d'équipe, le jeune enfant de six ans, mordu de ballon rond, imite la danse du célèbre Roger Milla sous les regards désabusés d'une dizaine de femmes affairées à laver des monticules de linge. «Que te manque-t-il, homme nu ? - Une bague, ô Seigneur !», lance l'une d'elles en étouffant ses larmes à la vue du petit Ali tout joyeux. Notre visite, activité inhabituelle au Douar Brahma, rendait agréable cette matinée ensoleillée malgré l'ambiance morose qui y régnait, les cris d'enfants heureux dissipant l'état désastreux de cette carrière, noyée sous les eaux depuis la triste nuit du 29 au 30 novembre 2010. Mais le véritable accueil de Brahma vous prend au nez et il est difficile pour un nouveau venu de soutenir les odeurs pestilentielles qui s'en dégagent.. Les habitants de «Lhafra» (le trou) vivent dans la désolation depuis plus de deux semaines… A chaque fraction de seconde, le cri d'une femme en détresse accroît l'angoisse terrible qui règne dans les lieux. Les volontés les plus déterminées à sauver ce qui reste du douar en sont ébranlées. Tous les yeux sont rivés sur les ruelles étroites où flottent matelas, ustensiles de cuisine, tables, tapis et vêtements dans une mare de boue nauséabonde. Si certaines artères voient le niveau d'eau commencer à baisser, d'autres baignent toujours dans la boue, malgré le matériel d'assainissement de Lydec. Entourée d'une paroi de 14 mètres de hauteur, «Lhafra» a toujours évolué entre ombre et lumière, même si le noir est bien plus présent … au fil des pluies et des hivers, les bidonvilles sont davantage ravagés chaque année et la situation a empiré depuis trois ans déjà. Mais avec ce nouveau malheur qui les a propulsées dans un tourbillon de détresse, les familles désespérées ne savent plus à quel saint se vouer. A l'entrée de chaque artère, une dizaine d'habitants cagoulés, rappelant les chevaliers du moyen âge, déblayaient les petites rues dans une gaieté forcée, question de se donner la force et le courage. Une solidarité incontestable unit ces familles perdues, tentant tant bien que mal de sauver ce qui reste de leurs affaires. Derrière les efforts déployés par l'ensemble des bidonvillois, la situation est particulièrement complexe…
Après la pluie, le cauchemar !
La nuit du 29 au 30 novembre est à marquer d'une pierre noire par les habitants du douar Brahma Cherkawa. Leurs bidonvilles engloutis sous les eaux, des centaines de familles de «Lhafra» fuient la mort et prennent d'assaut les immeubles neufs mais inhabités du quartier Annasr à Mohammedia pour s'y réfugier. Dehors, c'est le déluge et pourtant, les familles sont évacuées, immédiatement et sans ménagement, par les autorités locales qui les dirigent vers un terrain vague à la sortie de la ville, près du douar. Encerclés par les forces de l'ordre, hommes, femmes et enfants grelottent de froid sans couverture, ni nourriture. Lorsqu'ils décident de dresser des tentes dans une partie de la carrière pour se protéger du froid, ils font face au refus catégorique des autorités puisque le douar a une vue directe sur l'autoroute Mohammedia-Casablanca. «Dans l'absence de personnel de secours, d'assistance matérielle et de logements provisoires, les habitants ont été contraints de s'installer dans les classes de cours de l'école Brahma Cherkawa du douar» raconte Najat, la porte-parole d'un comité créé par cinq habitants de Brahma pour dénoncer la situation désastreuse du douar oublié. «On devait recevoir 300 couvertures et des matelas. Finalement, on n'a eu que le tiers de ce qui a été prévu pour nous! Comment ose-t-on profiter d'une telle situation ? C'est du vol !» déplore la jeune femme. Les familles qui ont eu «la chance» de profiter des aides ont également leur mot à dire. «On a eu droit à une légère couverture et un matelas très fin par famille. J'ai six enfants… Je vous laisse imaginer notre état face au froid hivernal» raconte Malika, enceinte de son septième enfant. Elle ressent d'ailleurs ses premières contractions sur le sol glacial et est sur le point d'accoucher dans une des classes de l'école converties en dortoir. Dans un semblant de cour de récréation, pères et enfants se relaient à même les pupitres d'écoliers, sans oreiller ni couverture, et à la belle étoile, pour chercher le sommeil. Une tâche bien difficile entre les sanglots, les frissons, et les cris des ventres creux. Sans compter la profusion de moustiques qui prolifèrent dans ce milieu humide, véritable nid de bactéries. Ils en oublieraient même l'odeur répugnante qui asphyxie l'atmosphère.
Harassés, épuisés, les habitants du douar Brahma Lhafra n'ont plus qu'une seule idée en tête : se mettre au sec, et manger un plat chaud. Ils rêvent d'un logement salubre et d'aides alimentaires d'urgence. Démunis et dépassés par les événements, ils dressent des banderoles et organisent des manifestations pour dénoncer l'état dramatique de leur douar dans l'espoir de faire réagir les autorités locales et l'opinion publique. «Noyés, emprisonnés, opprimés… C'est scandaleux !», «Libérez nos enfants injustement condamnés» ou encore «Sauvez-nous de cet habitat insalubre», ces quelques slogans sont le seul moyen que les habitants de Brahma ont pour faire entendre leur voix au-delà de «Lhafra».
Entre colère et abattement…
Tandis que les familles les plus touchées par les inondations racontent leur désastre et pleurent leurs «biens», le «caïd» de la région de Benikhlef, dont fait partie le douar de Brahma Cherkawa, essoufflé, pointe le bout de son nez et brise le fil d'une vive discussion avec Najat. «Vous avez une autorisation pour prendre des photos et discuter avec les gens?» lance-t-il sur un ton désagréable. Toutes les familles présentes s'engagent dans un monologue stérile avec ce responsable qui, apparemment, n'est pas en très bons termes avec les habitants du douar. «Elle accompagne le comité de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) pour une visite au douar», lui explique Najat. Nullement convaincu par sa réponse, il rebrousse chemin et lance des regards curieux en direction des familles réunies à l'occasion de notre visite. «Il ne se rend même pas compte de la gravité de la situation actuelle. C'est scandaleux !» affirme un jeune habitant du douar. Les habitants sont en colère. Une colère qui grandit au rythme de leur désarroi. Mais la situation est dramatique et si le Caïd ne semble pas vouloir remarquer le sol mou sous ses pieds, il suffit de sonder la population du regard pour comprendre que l'heure est grave et que la mort rôde et guette ces bidonvillois affaiblis, à l'état sanitaire innommable. «Mes trois enfants et moi souffrons d'asthme. La Ventoline ne sert plus à rien depuis le début du cauchemar», lance Aziza entre deux sanglots étouffés. Dans une autre salle de l'école, Khadija, 19 ans, souffre d'une crise de reins invalidante depuis le début du déluge il y a deux semaines. Derrière ses traits tirés se cache une douleur intense que ses larmes traduisent, en silence. «J'ai perdu ma baraque, mes biens et ma fille» sanglote la mère de Khadija. Entourée de ses cinq enfants en bas âge, elle explique qu'elle n'a plus de quoi payer les radiographies de sa fille. «Elle meurt à petit feu. Je ne peux plus la voir souffrir !» ajoute la maman désespérée.
Nourissons et aïeux en danger
Sous le regard inquisiteur des deux gendarmes présents, une dizaine d'enfants parlent d'une certaine «Lmima» (grand-mère) et déploient tous leurs efforts pour nous convaincre de les suivre à la troisième salle de l'école…
«On a des invités ? Pourquoi tout ce tapage?», lance «Lmima» d'une voix à peine audible. Enveloppée dans une petite couverture, cette dame âgée de 102 ans ressent la présence humaine, panique et fait appel à sa fille. «Le jour des inondations, j'ai du la porter sur mon dos pour la déplacer, sinon elle se serait noyée. Elle ne réalise même pas ce qui se passe» raconte cette dernière. Aveugle et malentendante depuis une dizaine d'années, la doyenne du douar vit dans son monde. Les rides de son visage confient les souvenirs d'un siècle vécu, subi et probablement oublié. A la vue de la vieille dame, tous les habitants crient au scandale et l'embrassent dans l'espoir de gagner sa bénédiction. Les enfants disent d'elles que c'est la nouvelle gardienne de l'école.
Non loin des classes d'école, deux tentes sont installées. La plus petite a été allouée aux centaines d'habitants de Brahma, tandis que la deuxième est réservée à quelques éléments des autorités locales présents sur place pour empêcher tout débordement contestataire. A deux pas de l'école-dortoir se dresse une écurie où vit une famille depuis le début des inondations. Parmi les membres du foyer, un nouveau né d'à peine deux mois souffre d'allergies, de pneumonie et de problèmes dermatologiques. C'est insoutenable, au vue de la saleté qui règne, du lit posé à même le foin et des défections animales. «Comment voulez-vous que cet enfant grandisse et prenne des forces tant qu'il vit dans une écurie au milieu des chevaux, des ânes et des vaches et dort sur des bottes de foin ?», déplore la maman éplorée. Elle souligne également qu'elle n'arrive plus à l'allaiter. «On ne mange plus, on n'a plus de quoi acheter le lait sur le marché. Malheureusement, les bébés n'ont plus rien à téter» ajoute-t-elle.
Urgence sanitaire
Les bidonvilles, qui baignent dans les eaux usées des égouts alentours ont de nouveaux visiteurs depuis ces deux dernières semaines : de gros vers ont élu domicile dans les maisons. Les bidonvillois ne savent pas comment se débarrasser de ces nouveaux habitants. La vermine pullule sur les parois des murs, les sols, les restes de meubles… plus rien n'est récupérable. Chambouler le rythme de leur vie, avec l'alternance du jour et de la nuit, du travail et des quelques heures de «repos», pour se consacrer corps et âme à cette catastrophe naturelle désormais humaine n'est pas de tout repos. Face à la fatalité, aux odeurs nauséabondes, aux insectes, aux vers, aux maladies… les habitants de «Lhafra» tentent tant bien que mal de survivre et ne savent plus à qui confier leur sort. Ils attendent un dénouement qui ne semble pas prêt d'arriver. Parsemé de paraboles de différentes tailles, le douar n'a plus de courant électrique depuis quelques mois. Une «chance» pour ces habitants qui auraient tous péri électrocutés, mais qui aujourd'hui se sentent coupés du monde.
Même les enfants n'en reviennent pas. Dans leurs haillons troués, leurs petits corps chétifs tremblants de froid, leurs ventres crient famine. La douleur se lit dans leurs regards innocents. Jusqu'alors, leur vie était cadencée par les heures de classe et le ballon rond. Les inondations leur ont arraché leurs maisons, leurs lits, leurs jouets, leurs livres et leur année scolaire.


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