Yasmina Khadra porte un nom d'emprunt féminin : une façon radicale de se mettre dans la peau d'un autre. Algérien, ancien officier de l'armée qu'il a quittée en 2000, il se consacre aujourd'hui à sa passion: l'écriture. On connaît de lui de nombreux romans dont la célèbre trilogie: « Les hirondelles de Kaboul », « L'attentat » et « Les sirènes de Bagdad ». Son livre « La dernière nuit du Raïs » est un succès mondial. Comment naissent, pensent et s'imposent les tyrans ? Pour le comprendre, il s'est mis dans la tête de Kadhafi. Un vrai défi pour un romancier. L'observateur du Maroc et d'Afrique: Quelle était votre ambition en écrivant « La dernière nuit du Raïs » ? Yasmina Khadra : Je ne cherche pas à le juger, mais simplement à le comprendre. Je suis revenu sur son enfance, sur ses amours ratées, sur ses colères, ses envies de rébellion, ce sentiment de vouloir aller vers le monde. C est un enfant qui a vécu marginalisé, instable, pieds nus dans le sable, ne mangeant pas toujours à sa faim. En écrivant à la première personne, j'ai cherché à épouser intimement ce personnage, de ses premières humiliations de bédouin pauvre jusqu'à sa mégalomanie de dictateur. C'est un personnage parfois cruel, odieux par moments, possessif, narcissique mais c'était aussi un être humain. Je ne le vois pas comme fou, je le vois comme quelqu'un de suicidaire. Il cohabitait avec la mort toutes les nuits. Votre lyrisme, le rend parfois sympathique. N'est-ce pas un écueil du livre ? Ce style est dû à la langue française, c'est un véritable tapis volant pour un roman. Mais Kadhafi a représenté beaucoup de choses. Lorsque le roi Idriss est renversé, il est jeune capitaine, il a 27 ans. Il s'est imposé dans le débat maghrébin et arabe. Il a été emblématique pour toute une jeunesse, il a incarné le commencement d'une ère saine, belle, l'élan vers l'épanouissement. Il avait une vraie ambition pour le peuple, il incarnait, la justice, la liberté, le droit à l'éducation, c'était une voix pour le monde arabe face à l'Occident. Nous étions enfin autre chose qu'un cheptel. Il voulait reconstruire les nations arabes et l'Afrique. C'était une légitimité pour les opprimés. Puis avec le temps, il est devenu un roitelet à son tour. Il pensait que sa main pouvait freiner les bourrasques. Son sceptre est devenu sanglant. Il a plongé dans la dictature, la répression et la folie lorsqu'il n'a plus trouvé de projet politique pour son peule ou pour le monde arabe. Un tyran c'est le fruit hallucinogène de nos petites et grandes lâchetés. Les Allemands sont les enfants de Mozart, de Nietzsche pourtant a un moment, ils ont eu peur et ont accepté l'inacceptable. Que pensez-vous de la situation en Libye depuis la chute de Kadhafi ? Elle est catastrophique et elle était prévisible. Un mois avant l'agression de la Libye, j'avais accordé une interview à Der Spiegel et je disais que c'était ouvrir la boîte de Pandore. Cette région est tellement vulnérable et tellement fragile qu'il était évident que le chaos s'installerait. Il ne fallait pas l'attaquer. Personne n'avait une solution de remplacement crédible. Un tyran a été renversé, puis on a regardé avec indifférence un cataclysme s'abattre sur un pays, une région et peut-être un continent. C'est une décadence. Un déni de soi au niveau d'une civilisation. Les dernières heures de Kadhafi sont shakespeariennes, c'est un roi Lear, mais qui me permet de décrire la montée d'une autre barbarie : celle que nous vivons maintenant. Où sont nos phares ? Qu'est-ce qui nous éclaire dans les abysses et les ténèbres où nous végétons ? Comment voyez-vous l'avenir du monde arabe et de l'Afrique ? Je suis un romancier, je ne suis pas un analyste. Je suis assez pessimiste. Les criminels d'aujourd'hui sont à présent aussi criminels que leurs bourreaux de jadis. Ils se projettent dans la douleur de l'autre. C'est terrifiant. Je ne sais pas si nous nous relèverons de nos décombres. Cette mondialisation nous rend de moins en moins humain. C'est une ruée éperdue vers le provisoire, l'éphémère. La noblesse est dans l'âme, pas dans le matériel. Rousseau définissait l'animal comme une créature dont la douleur se limite à sa propre souffrance. Quand je vois que nos ambitions se limitent à de petits et violents appétits, je me dis que nous ne sommes pas loin de l'animalité. L'empathie rétrécit de jour en jour. Croyez-vous au « choc des civilisations » ? Non, je crois à leur rencontre. Je ne crois ni à leur mélange, ni à leur assimilation, ni à leur mise en esclavage. Je suis un Berbère algérien dont la famille a lutté contre la colonisation française, mais la langue française dans laquelle je m'exprime dans mes romans est notre plus précieux butin de guerre. Camus est paradoxalement le plus grand écrivain algérien, il avait une approche opiacée de l'Algérie, presque mystique. A sa place, j'aurais aussi peut-être tout fait pour garder « mon » Algérie. J'écris mes recueils de poèmes dans la langue des Arabes qui nous ont jadis submergés car c'est la plus évocatrice au monde. Les poètes fatimides sont les plus grands. Je suis musulman pratiquant pourtant j'ai lutté pendant six ans contre les islamistes dans l'armée algérienne. Pour moi, le Coran est un conte de « faits ». Toute une poésie en découle, une certaine élévation de l'esprit et du coeur aussi. C'est une générosité, pas une limitation. Quelle solution prônez-vous ? L'Humanité n'a jamais pardonné aux faibles. Il faut se tenir debout. Ne céder ni à la facilité, ni aux mirages de la fortune matérielle, ni à l'abandon. Fortifier son âme. Avoir des ambitions élevées pour soi, pour sa famille, pour son pays. Lire, apprendre, toujours. « Suivre sa pente en montant » comme disait Gide. En Algérie quand tout était interdit sauf le foot, j'ai découvert le monde par les yeux de Steinbeck, de Naguib Mahfouz, de Camus ou de Gogol. Accédons à ce qu'il y a de meilleur en nous, comme individus ou comme pays. Il faut se révolter, ne pas rester dans un stoïcisme piteux. Ne pas se comporter comme un cheptel, prendre conscience de sa singularité, de ses possibilités, recouvrer son honneur. Montrer que nous voulons vivre autrement qu'un mouton sacrificiel. Toute vie est une oeuvre. C'est une élégance d'aller vers les autres avec un maximum de travail sur soi ✱