Difficile pour Recep Tayyip Erdogan de ne pas se sentir piégé par l'Etat Islamique (EI). Pendant des mois, le président turc a fermé les yeux sur le passage d'armes et de combattants de Daech en Syrie au nom du principe « l'ennemi de mon ennemi est mon ami ». Déjà piégé par l'enlèvement de 46 ressortissants turcs par les djihadistes, il paie ce laisser faire même si leur libération – à l'issue d'un échange de prisonniers avec Da'ech ? – est la seule bonne nouvelle pour une Turquie qui affronte un triple défi : un afflux jamais vu de réfugiés syriens. Kurdes pour la plupart, ils fuient les combats avec l'EI qui tente de prendre Kobané, la troisième ville kurde de Syrie. Ce flot humain est une bombe à retardement dans un pays qui compte déjà 1,4 million de réfugiés syriens et a déjà connu des affrontements entre réfugiés et populations locales… Ankara doit ensuite gérer politiquement les milliers de Kurdes turcs du PKK qui partent combattre Daech aux côtés de leurs «frères syriens». Gestion complexe : la Turquie s'inquiète de tout ce qui pourrait renforcer militairement le PKK – avec lequel elle négocie mais qui n'a pas encore déposé les armes – et redoute que les armes livrées par les Occidentaux à l'opposition syrienne se retrouvent dans les mains du PKK. Mais elle peut difficilement barrer le passage aux combattants du PKK qui volent au secours de leurs frères de Syrie. Sauf à voir se multiplier les heurts violents avec les forces de sécurité... Frilosité Troisième défi : les pressions occidentales pour amener la Turquie à s'engager dans la coalition contre le groupe terroriste. Elle n'en a nulle envie, bien que directement menacée par l'avancée de Daech qui a profité de sa complaisance passée pour installer et développer réseaux et centres de recrutement sur son territoire. C'est une contradiction de taille pour un pays membre de l'Otan. Jusqu'ici Ankara, qui n'a pas autorisé l'usage de ses bases aériennes, justifiait son attitude par la nécessité de ne pas mettre ses otages en danger. Leur libération la prive de cette justification... mais pas des raisons de sa frilosité ! Officiellement, les Turcs font valoir que le principal problème n'est pas Daech mais les conditions qui lui ont permis de se développer : la situation en Irak, la guerre en Syrie et le maintien de Assad. Ils estiment du coup qu'une intervention militaire contre les djihadistes ne réglera rien tant que ces problèmes perdureront car d'autres mouvements djihadistes ressurgiront... Fracas d'une ambition néo-ottomane En réalité, la Turquie craint que la coopération entre Occidentaux et Kurdes – qui renforce tous les mouvements kurdes de la région – ne favorise la création, demain, d'un Etat kurde. Et qu'elle conforte trop le PKK, ce qui inciterait ce parti à exiger plus de concessions dans ses négociations avec Ankara ... Mais Erdogan redoute surtout qu'une participation à une opération contre une force sunnite (Daech) ne fasse apparaître l'AKP comme partie prenante d'une « croisade anti-sunnite ». Cela enterrerait l'ambition « néo-ottomane » du président turc : refaire de la Turquie la première puissance économique et politique du Moyen-Orient en surfant sur la popularité du « modèle turc » et en soutenant toutes les forces sunnites proches des Frères Musulmans pour contrer l'influence des deux autres puissances régionales, l'Arabie Saoudite et l'Iran chiite. C'est pourquoi la Turquie a aidé d'emblée les groupes islamistes syriens liés à la confrérie. Avant de ne plus pouvoir rien contrôler et de craindre qu'une participation à la coalition internationale se retourne contre elle après que son ambition se soit fracassée sur le soutien saoudien aux mouvements salafistes, la mise hors la loi des « Frères » en Egypte et la montée en puissance de l'EI ❚