L'Observateur du Maroc : Le résultat des élections européennes montre un peu partout une poussée, inégale mais réelle, des populistes, de l'extrême droite et des euro-sceptiques... Sont-ils en train de gagner la bataille des idées ? Daniel Cohn-Bendit : Je ne crois pas. On me demande si l'idée européenne est morte. Il ne faut pas exagérer. Les eurosceptiques de droite et d'extrême gauche, les j'men foutistes de tous les bords ont actuellement le vent en poupe...Mais ce n'est pas par une élection que meurt une idée. Ce qui est compliqué, c'est qu'on ne peut expliquer ce résultat seulement par la crise quand il y a 7% de chômeurs au Danemark et moins de 5% de chômeurs en Autriche et que l'extrême droite y fait respectivement 27 et 22%... En réalité, le désarroi dans toutes les sociétés européennes face à la mondialisation est tel qu'il y a une régression nationaliste qui amène une partie des populations à se dire qu'avec un retour dans le cocon national, la fermeture des frontières et un bras d'honneur à la mondialisation, tout ira mieux.... Ce désarroi est amplifié par le fait que la politique européenne, et donc l'Europe, ne semble pas être capable de répondre aux défis de la crise financière, économique et écologique. Accuser la mondialisation de tous les maux, y compris à gauche, revient à faire le lit du repli sur soi ? La difficulté, c'est que la mondialisation est réelle. Il y a une transformation de l'économie, de la finance et une aggravation de la crise écologique. Le problème, c'est qu'on ne peut pas sortir de la mondialisation. On peut juste se demander comment mieux la réguler socialement, économiquement et écologiquement, ce que ne fait ni l'extrême gauche, ni l'extrême droite...Et c'est en ne montrant pas que l'espace européen ou l'Europe sont le meilleur moyen de réguler la mondialisation qu'on a perdu une bataille sur l'Europe... Je m'explique : dans trente ans, aucun état membre de l'UE, même pas l'Allemagne, ne fera partie des pays industrialisés les plus riches de la planète. La France sera dans le monde ce que le Luxembourg est en Europe. Cela signifie que le repli national aujourd'hui amène à un renforcement du dépérissement de la souveraineté. La souveraineté nationale – qui est la liberté de pouvoir construire sa vie, se projeter dans l'avenir et se sentir protégé – est balayée par les marchés et la mondialisation. Si elle n'est plus capable de garantir cela, seule la souveraineté partagée européenne peut nous garantir ces libertés. Nous n'avons pas réussi à expliquer cela à la majorité des citoyens, ou on a été trop peu nombreux à le faire... Au final, est-ce l'Europe qui est malade ou la France? Les sociétés et les Etats Nations sont dans une situation de « double bind » – impasse – :partout, à droite comme à gauche, au centre, on ne cesse de parler de la « grandeur nationale ». Comme on ne dit pas que cette « grandeur » diminue de plus en plus, c'est un problème ! Les présidents français, Sarkozy comme Hollande, se disent Européens tout en gardant un discours sur cette « grandeur nationale » qui est contredit par une réalité que les gens ne veulent pas voir. Ils sont pour l'Europe, mais ne veulent pas remettre en cause la suprématie de la Nation. Ça désoriente une partie des électeurs. On ne peut pas un jour dire « l'Allemagne, c'est Bismarck » et demander le lendemain aux Allemands d'aider à faire une alliance pour un pôle européen énergétique et de transports entre Siemens et Alsthom, c'est toute la contradiction... Alors bien sûr qu'on peut critiquer un grand nombre des politiques européennes, mais on n'arrivera à d'autres politiques que si les acteurs – au niveau du Parlement et du Conseil – vont dans la direction d'un renforcement des politiques européennes. Or ce n'est pas le cas... Peut-on encore conjurer la montée des populismes ? Bien sûr. Il faut d'abord améliorer la qualité de la politique, avoir de l'audace et se battre. Quand une société est déjà sur une pente glissante, quand ça glisse, ça glisse et il faut un muret pour contenir la glissade. Mais ce mur, il faut le construire... On peut penser ce qu'on veut de Mateo Renzi (le chef du gouvernement italien, ndlr), mais il a relevé le défi de Pepe Grillo (leader populiste italien, ndlr). Il s'est mouillé, a expliqué, débattu, fait des choses et ...a mis Grillo à genoux. Il suffit de faire de la politique et de vouloir relever le défi. Evidemment en France, c'est compliqué car l'effondrement des deux forces politiques classiques, le PS et l'UMP, n'arrange rien...Cela dit, il ne faut pas exagérer : si Marine Le Pen était au second tour de la présidentielle, elle ferait 30% pas plus. Il y aura donc toujours 65 à 70% de gens contre elle... Les dirigeants socialistes, socio-démocrates et conservateurs n'ont-ils pas en commun de n'avoir produit aucun nouveau projet pour l'Europe depuis des années? Ces deux familles politiques, socialiste et conservatrice, sont en crise depuis vingt ans, depuis la chute du mur de Berlin. Elles n'ont pas réinventé une culture politique. Elles tiennent de vieux discours. Le grand problème aujourd'hui, c'est que leur crise provoque celle de l'unité européenne. Tant que les responsables politiques ne disent pas ouvertement qu'il y a un déclin national qu'on ne peut inverser que par l'Europe, ils ne pourront rien inventer, c'est ça le fond du problème. Je ne suis pas pro-européen simplement parce que l'Etat nation ne m'intéresse pas, mais parce que ça ne fonctionne pas... Le Parlement Européen est souvent perçu comme une machine bureaucratique, qui plus est inutile... Mythe ou réalité ? L'espace politique européen est un espace bureaucratisé au même titre que la France. Obtenir un permis de construire en France, c'est un parcours du combattant...Qu'il existe en Europe des travers bureaucratiques, c'est évident. Mais les lois du Parlement européen sont tout aussi compliquées que les lois françaises: personne ne comprend par exemple la législation sur les retraites, sans parler de la loi électorale pour les Européennes qui n'est même pas la même au niveau européen... Dénoncer sans cesse la soi disant hyper bureaucratie européenne est un défouloir qui ne correspond pas à la réalité. Ceux qui décident en Europe, ce sont les Etats membres et leurs gouverne- ments et de l'autre côté, le Parlement européen qui n'est pas plus bureaucratique qu'un autre Parlement... Quant à son rôle, prenons la crise financière européenne. L'Allemagne voulait garder ses prérogatives nationales sur la régulation bancaire. C'est le Parlement européen qui a fini par faire bouger les choses grâce à un groupe multi-partis (conservateurs, socialistes, centristes, Verts,) qui a imposé sa vision sur l'union bancaire, noyau dur de la régulation financière… Peut-on encore croire à un fédéralisme européen ou est-ce une utopie ? On néglige toujours l'histoire des constructions démocratiques. Il suffit de regarder l'histoire de France, 1789, la révolution, la déclaration universelle des droits de l'Homme, pour comprendre combien de temps la France a mis pour devenir une démocratie : 160 ans avec des hauts et des bas ! La construction d'un espace démocratique se fait dans le temps, c'est valable pour la France, l'Allemagne, l'Italie... La construction démocratique de l'Europe échappe d'autant moins à cette règle qu'il ne s'agit pas d'additionner des cultures démocratiques mais de développer une culture démocratique européenne et ça, ça avance lentement même si ça peut agacer... Cela veut-il dire que la manière d'appréhender l'Histoire aujourd'hui emprunte trop à « l'immédiateté » imposée par les médias ? Exactement. Un des grands problèmes de la démocratie aujourd'hui, c'est l'immédiateté : il est devenu extrêmement difficile d'argumenter avec l'espace temps. Prenons l'exemple du réchauffement climatique. La politique qu'on fait, ou qu'on devrait faire, vise à éviter son accélération dans les trente prochaines années. Or une majorité pense que si c'est dans trente ans, on aura toujours le temps de s'en préoccuper dans 20 ou 25 ans ! Autre exemple. Quand on débat sur l'Europe et la paix, les gens te disent : «Tu ne vas pas revenir sur la paix, ça fait 60 ans »...Ils oublient d'abord que ce n'est pas très longtemps et qu'ensuite, la paix persiste justement parce qu'on dispose de structures permettant d'en discuter et de la préserver et qu'aujourd'hui les Etats et les députés doivent débattre des conflits dans l'institution commune politique que sont les institutions européennes. Vous dites que les dirigeants européens sont devant des choix cornéliens...Lesquels ? Ou ils se laissent mener par le bout du nez par l'extrême droite, mettant de côté le vote des émigrés aux municipales, reculant en permanence en croyant arrêter ainsi l'hémorragie, ou ils acceptent de se confronter à la société, mais ça, ça veut dire une lucidité et un courage politique qu'il faut tenter de trouver... Vous, en qui l'ancien ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fisher voit « le seul vrai européen », quittez le Parlement européen salué par vos amis comme par vos adversaires mais au pire moment. Le résultat des élections ne vous fait-il pas regretter cette décision ? J'ai pris cette décision il y a trois ans. Ce n'est donc pas un coup de tête. Aujourd'hui, tout le monde me dit « tu pars au mauvais moment, tu n'avais pas le droit ». Dit comme ça, c'est vrai. Mais en même temps, il n'est pas de sauveur suprême ni Dieu, ni César, ni Daniel Cohn Bendit ! Le projet européen ne peut pas reposer sur les épaules de quelques uns. Vingt ans de Parlement européen, ça suffit, il faut laisser la place à d'autres générations politiques…Alors, j'accepte cette contradiction. Vous êtes déjà « ailleurs » ? J'ai été toujours ailleurs concernant ma place dans un gouvernement ou dans la Commission européenne...Je crois que ma place se situe dans un lieu charnière entre la société et les institutions, c'est pour ça qu'être parlementaire était pour moi idéal... Autant j'adore et je suis imprégné de politique, autant je suis incapable de me sacrifier complètement et de sacrifier ma vie et ma liberté pour la politique... La seule chose qui aurait pu m'arrêter, c'est une élection directe au suffrage universel du président de la commission européenne dans toute l'Europe car c'est une bagarre hautement symbolique : la naissance d'un espace public européen…Malheureusement, les gouvernements et les majorités n'en veulent pas car ils savent que c'est une dynamique explosive : un Président de la commission élu au suffrage universel, regarde dans les yeux tous les chefs d'états et de gouvernements et signifie une Présidence de la Commission et un Parlement forts... . Vous allez garder un oeil sur l'Europe depuis le Brésil où vous partez tourner un film « autour » de la Coupe du Monde de football ? Bien sûr, je vais regarder l'Europe depuis l'Amérique Latine ... ❚