A l'instar de l'Afghanistan, c'est un conflit que les Occidentaux et leurs alliés locaux ne peuvent ni gagner ni perdre. Mais, plus encore qu'à Kaboul, le risque réel pourrait se situer dans ce Pakistan, puissance nucléaire, allié traditionnel des Américains, mais qui ne contrôle pas des zones entières de son territoire où sont retranchés les chefs d'Al-Qaïda et des talibans. C'est dans l'une de ces régions du nord-ouest du pays, au sud Waziristan, que l'armée pakistanaise a lancé le 17 octobre une offensive terrestre et aérienne d'envergure. Ce n'est certes pas la première opération dans l'une des sept zones tribales longeant la frontière avec l'Afghanistan. Mais elle est décisive. Car Islamabad, défiée comme jamais par une série d'attentats-suicide des fondamentalistes, n'a plus le choix. Faisant plus de 180 morts en quinze jours, ces attentats ont visé le cur des villes et du pouvoir pakistanais, de l'état-major de l'armée à Rawalpindi à trois postes de police de Lahore en passant par l'université d'Islamabad. Après trois mois de tergiversations et de pressions américaines, l'armée s'est donc résolue à dépêcher 30.000 hommes au sud-Waziristan pour tenter de reprendre le contrôle de ce bastion du Mouvement des talibans du Pakistan (TTP), devenu une base arrière des talibans afghans et des groupes armés djihadistes. Au total, 10.000 hommes armés et très entraînés et 1500 combattants affiliés à Al-Qaïda. Trois échecs de l'armée depuis 2004 Le TTP a-t-il lancé les récents attentats pour prouver que la mort de son chef, Baitullah Mehsud, tué le 5 août par un drone américain, n'avait rien changé à sa force de frappe ? A-t-il voulu dissuader Islamabad de déclencher l'attaque du sud Waziristan annoncée depuis juin? Une chose est sûre : la (re)conquête du sud Waziristan sera difficile. A trois reprises depuis 2004, l'armée avait déjà tenté de «nettoyer» cette zone très accidentée de forêts et de montagnes où acheminer chars et artillerie lourde est une gageure. Le bilan humanitaire avait été dramatique - trois millions de personnes déplacées - et l'opération, un échec pour Islamabad : des semaines de combats acharnés s'étaient soldées par des accords locaux qui ont surtout permis aux talibans de consolider leurs bases. En dépit de ce bilan désastreux, Islamabad affirmait avoir porté des coups sévères au TTP. Les attentats-suicide quasi quotidiens et la virulence des professions de foi de Hakimullah Mehsud, son nouveau chef, proche d'Al-Qaïda qui a succédé à son cousin Baitullah Mehsud, prouvent qu'il n'en est rien. «Nous voulons un Etat islamique. Si nous l'obtenons, nous irons jusqu'aux frontières et nous prêterons main forte à la lutte contre les Indiens», a-t-il déclaré dans une vidéo en précisant: «Nous combattons les militaires, la police et les milices parce qu'ils obéissent aux ordres des Américains. S'ils arrêtent, nous cesserons notre combat contre eux». Isoler les talibans pakistanais de la mouvance jihadiste On comprend dès lors l'acharnement des combats opposant armée et extrémistes islamistes depuis le 17 octobre (ils auraient déjà fait 78 morts parmi les talibans et 9 dans l'armée) et fait fuir plus de 100.000 civils, un tiers de la population. En effet, les soldats pakistanais ne sont pas formés à la contre-insurrection. Ils affrontent des insurgés qui connaissent très bien le terrain et savent pourquoi ils se battent : pour des raisons idéologiques et préserver leur dernier bastion. Ils résisteront donc le plus longtemps possible, misant sur trois éléments : l'enlisement de l'offensive, l'hostilité de la population à l'égard d'une armée composée essentiellement de soldats pendjabis étrangers aux pachtounes locaux, et l'apparition de divergences au sein de l'armée et des services secrets qui, depuis les années 90, utilisent la nébuleuse terroriste contre l'Inde pour mener des opérations au Cachemire indien. Le pouvoir pakistanais parviendra-t-il à isoler le TTP, principal responsable de la vague d'attentats qui a fait 2300 morts en deux ans, du reste de la mouvance islamiste des zones tribales? Pour ce faire, l'armée aurait conclu des accords avec deux puissants chefs tribaux anti-américains de la région pour s'assurer de leur soutien dans les combats ou au moins, de leur neutralité. En échange de quoi, elle n'attaquerait pas ces hommes et leurs combattants malgré leur implication dans la guérilla contre les forces américaines en Afghanistan ! Menaces de guerre civile Le sort de l'offensive actuelle dépend, quoi qu'il en soit, de la capacité d'Islamabad d'isoler ou au moins de diviser le TTP et de la détermination de certaines élites civiles et militaires pakistanaises à mettre fin au jeu dangereux qui consiste à ménager, voire encourager les talibans afghans et les djihadistes du Cachemire. Le temps presse en tout cas à cause de l'arrivée de l'hiver et des premières neiges dans un mois. Et le pari est risqué même si la différence entre talibans afghans et pakistanais peut jouer en faveur d'Islamabad : les premiers utilisent le Pakistan comme base arrière et n'ont donc pas forcément envie de s'aliéner ce pays, contrairement à leurs «frères» pakistanais qui tentent de faire tomber le gouvernement d'Islamabad. L'enjeu est quoi qu'il en soit décisif. Bien sûr parce que le Pakistan possède l'arme nucléaire, dont la secrétaire d'Etat Hillary Clinton a tenu à dire qu'elle était en mains et lieu sûrs. Mais aussi parce que le devenir de ce pays de 170 millions d'habitants ne peut qu'avoir des conséquences sur toute la région. Or recul de l'Etat, crise économique dans une société fragmentée et violences ethniques aidant, les conflits localisés qui minent l'intégrité du Pakistan risquent de se multiplier. D'autant que l'armement des tribus pachtounes pour faire face aux talibans accentue les menaces de guerre civile. Défi à l'armée L'aide civile d'un million d'euros par an pendant cinq ans et l'aide militaire promises par Barack Obama permettront-elles d'empêcher un effondrement de l'économie qui aggraverait la contestation sociale et annihilerait toute tentative de consolidation de l'Etat? Les conditions que Washington y a mis impliquent en tout cas une révision déchirante de la politique d'Islamabad : poursuivre le combat contre les extrémistes, surtout ceux qui veulent attaquer l'Inde, empêcher la prolifération nucléaire et conserver la prééminence du gouvernement civil sur l'institution militaire. Un dernier point amer pour une armée qui a toujours exercé une présence décisive dans la gestion des affaires de l'Etat.