S'il ne s'agissait d'une tragédie, la «candidature» de Bachar El Assad à l'élection présidentielle du 3 juin – théoriquement la première en Syrie depuis plus de 50 ans, Assad père et fils ayant été nommés jusqu'ici à l'issue de référendums – prêterait à rire. Imaginer un scrutin est totalement surréaliste dans un pays dévasté par les bombardements aux SCUD et aux barils d'explosifs et par les affrontements d'une guerre civile si barbare que l'ONU a renoncé à en comptabiliser les morts – plus de 200 000. Signe qu'on est bien devant la « farce » dénoncée par l'opposition et les pays occidentaux : le vote aura lieu uniquement dans les territoires contrôlés par le régime ! Contraindre à une soumission absolue « Les bombardements aux barils d'explosifs ont succédé aux SCUD car ils propagent la terreur à moindre frais, note sur son blog l'ancien diplomate Ignace Leverrier. Leur utilisation confirme que la principale stratégie du régime est bien : «Assad ou nous brûlons le pays» ». Celle-ci est « couplée » à la privation de nourriture pour les populations des zones où les combats perdurent. « Ces deux pratiques menées en parallèle, poursuit Leverrier, l'un des meilleurs connaisseurs de la Syrie, démontrent une transformation des moyens de violence. Le régime, incapable de conduire une guerre selon les standards habituels compte-tenu de l'épuisement de ses moyens militaires et de ses ressources politiques, estime devoir écraser les habitants et les contraindre à une soumission absolue ». Le drame, c'est que les journées effroyablement meurtrières, y compris pour les enfants, se succèdent sans trouver réellement d'écho dans les opinions. Or sans leur pression massive, les Etats, et encore moins leurs armées, ne bougent pas et l'indignation ne se transforme pas en action. Cette inertie, qui a valeur d'impunité pour Assad, l'a conduit à repousser chaque fois les limites de l'horreur. Elle permet aussi au dictateur de refuser de laisser entrer les convois humanitaires dans le pays malgré le vote unanime du Conseil de Sécurité il y a plus de deux mois. Le résultat est terrible : en avril, moins de 10% des 242 000 Syriens piégés dans les zones assiégées où des enfants, des femmes et des hommes meurent littéralement de faim ont reçu des secours. Et aucun texte contraignant n'a de chance d'être adopté au Conseil de Sécurité en raison de l'opposition de Moscou qui décrète, imperturbable, que le problème vient du « terrorisme » ! La propagande d'Assad confond tout à dessein En réalité, peu de conflits aussi violents auront suscité une telle démission, une telle absence de réaction en dépit de l'empathie à l'égard de la révolution syrienne et du dégoût qu'inspire Assad. L'horreur s'est banalisée et l'émotion suscitée par le spectacle des atrocités semble au final plus ravageuse que mobilisatrice. Quatre raisons principales expliquent cette « lassitude » des opinions : la présence de djihadistes a totalement brouillé l'image des révoltés syriens et dopé l'islamophobie ambiante et la peur, parfois obsessionnelle des islamistes; une laïcité exacerbée a été érigée en dogme ; la capacité d'Assad à se poser en « protecteur des minorités religieuses » du pays, particulièrement des chrétiens, et enfin l'application à la Syrie de vieux schémas anti-impérialistes voulant qu'une « coalition d'intérêts » dirigée par les Etats-Unis et regroupant lobbies politiques et économiques aient imposé cette guerre et bien d'autres ! La propagande d'Assad a su habilement exploiter ces réflexes et «construire» un récit qui confond tout à dessein en renvoyant dos à dos des atrocités – celles des « terroristes » et du régime – dont l'ampleur n'a aucune commune mesure. Cela accrédite l'idée d'une réalité «complexe» mais en réalité tragiquement claire : celle d'un clan décidé à se battre jusqu'au dernier syrien pour ne pas céder un pouce de son pouvoir. « Assad ou Al Qaëda » ! Les opinions ne sont toutefois pas seules responsables. Washington, Berlin, Londres et Paris ne sont pas loin de penser désormais que « si Assad tombe, ce sera al Qaëda », faisant allégrement l'impasse sur la guerre que les islamistes d'Al Nosra, plutôt bien vus par la population, livrent aux fanatiques ultra-violents de l'EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant) haïs par les Syriens. Les Occidentaux sont aussi enclins à ne plus exclure une reprise de contrôle du terrain par le président syrien. Or si Damas marque incontestablement des points dans la bataille médiatique, ses « gains » militaires ne reflètent pas totalement les réalités du terrain : ses avancées sont souvent partielles et rien n'indique surtout qu'il pourra les maintenir dans la durée. Mais il est vrai que l'épuisement, le manque cruel d'armes lourdes, l'absence de corridors humanitaires pour évacuer les civils blessés et dans un dénuement extrême, contraignent les rebelles à se retirer de certaines zones. D'autant que l'inégalité des forces en présence reste démesurée : les combattants affrontent une armée syrienne assistée par les troupes du Hezbollah libanais, des Iraniens et des groupes chiites irakiens quand ils ne doivent pas combattre l'EIIL dont les atrocités font tellement le jeu d'Assad qu'elles suscitent certaines interrogations. «Répond alors la trêve, note Ignace Leverrier. En échange de la remise des armes lourdes, les troupes qui assiègent un quartier acceptent temporairement de cesser le combat et autorisent ses habitants à entrer ou à sortir des lieux. Ceux-ci n'ont, évidemment, aucune garantie au-delà du premier check point »... Passivité occidentale et activisme russe Reste que la poursuite d'un tel carnage quasiment à huis clos serait moins aisée si la Syrie n'était sacrifiée à une situation internationale dominée par les répercussions énormes de l'activisme russe et des tensions que celui-ci provoque avec les Occidentaux. Cette évolution a un impact considérable car il n'existe plus de convergence internationale pour gérer les conflits qui sont au mieux « contenus ». On intervient désormais plus avec des mots qu'avec des actes ou même des sanctions. Dans ce contexte, les Syriens sont incontestablement victimes de deux dossiers internationaux majeurs : le nucléaire iranien dans un premier temps et la crise ukrainienne qui menace désormais sérieusement la paix et la stabilité mondiales. Dans les deux cas, les Occidentaux ont besoin de la Russie, le plus fidèle allié de Assad. La mort et la dévastation ont donc encore de beaux jours devant eux en Syrie ❚