Nous sommes dans un des villages de la commune rurale de Bab Berred, à 65 km de Chefchaoun. Le col du mont Tazirist est encore vêtu de blanc. Sur les bords d'une route impraticable, des champs de blé annoncent une saison agricole au vert, les cours d'eau arrosent les arbres de pin. Dans ce petit coin de paradis vivent des habitants qui sont déclarés officiellement « recherchés ». Leur « crime » : avoir une CIN portant la lette « R ». Exaspérés par cette situation, ces agriculteurs brisent (avec prudence) le mur du silence. Un village en état de fuite Dans ce village, 480 personnes sont en état de fuite. Certains ont changé de ville et d'autres se réfugient dans la montagne. Mohamed décide de mettre fin à l'omerta. « Je ne me cache plus, je suis un agriculteur de kif, de père en fils. Cette maudite plante est notre patrimoine », assume-t-il sans complexe. Comme beaucoup d'habitants, il est ulcéré par le comportement de la gendarmerie royale. Mohamed a déjà terminé l'étape du labour de son lopin de terre, perché sur une terrasse accidentée. La plante du kif sort de terre. De son côté, Abdelatif préfère ne pas cultiver son terrain. Pour les agriculteurs de Chechaoun et Al Hoceïma, l'élargissement de cette culture vers les régions de Ouazzane et Taounat a fait chuter les prix du kilogramme (voir encadré p. 20) et avec eux les gains des agriculteurs « Ce n'est plus rentable. Je préfère louer mon champ, ça me permet de gagner un peu d'argent avec l'avantage de ne pas avoir les gendarmes sur le dos », confie-t-il. La peur au ventre Comme dans tout l'arrière pays des deux provinces, le développement humain n'est pas passé par Bab Berred et ses villages. Une école en préfabriqué accueille les enfants du village dans des conditions déplorables. « Pour l'accouchement, on doit ramener les femmes jusqu'à Chaoun ( à 65 km de Bab Berred). En période de neige, accoucher devient un drame », s'enflamme Hamid du même village. Ce dernier s'inquiète déjà des conséquences de notre visite. « Nous ne voulons surtout pas avoir le makhzen sur le dos », s'alarme-t-il. La peur des poursuites pèsent sur la vie de ces citoyens. Hassan, 56 ans, partage la récolte d'un hectare avec ses 6 frères. Comme beaucoup d'habitants de Bab Berred, il préfère réduire au minimum ses déplacements à l'administration. « Nous sommes les clandestins du Maroc », compare-t-il d'une voix nouée. La peur de se faire arrêter produit des situations rocambolesques. A l'entrée scolaire 2013-14, 35 collégiens et lycéens n'ont pu s'inscrire à la Maison de l'Etudiant de Tamoura. « Leurs parents sont recherchés, ils ne pouvaient pas se rendre à l'arrondissement de Bab Berred pour récupérer des documents officiels. L'inscription des enfants n'a pu se faire qu'à travers une procédure spéciale », se désole Khalid Amrani, directeur de l'association gestionnaire de cet établissement. La chape de plomb qui pèse sur les agriculteurs du kif disparait, partiellement, au centre de Bab Berred. L'économie locale dépend du kif Sur l'artère principale de cette bourgade, une file d'attente s'est constituée depuis les premières heures du matin. Des jeunes aux visages rongés par le soleil attendent d'être engagés pour travailler dans les champs du kif. « Chaque année, je viens travailler dans la région. Le travail est dur mais ça paie bien », explique Said, venu de Khénifra. A Bab Berred, la vie des 6.000 habitants tourne autour du kif. Du citoyen lambda au président de la Commune, tout le monde cultive cette plante. Les pluies du mois de mars encouragent les agriculteurs à s'approvisionner en graine du kif et en engrais. À l'entrée d'un de ces magasins, c'est le rush. Sauf qu'en présence d'un visiteur, c'est la loi du silence qui règne. Cette attitude fait sursauter Mohamed, « si on nous vend des engrais et du matériel agricole, ce n'est pas pour cultiver des pommes. Cette terre est celle du kif », ironise-t-il, à peine. Ce paradoxe laisse la porte ouverte aux abus. « Nous sommes toujours en situation de faiblesse. En cas de désaccord avec les travailleurs agricoles, ils nous menacent de nous dénoncer aux gendarmes. Nous sommes obligés de nous montrer conciliants avec tout le monde », s'énerve Mohamed. « Jbadni », un abus ? Les plaintes d'origines anonymes ou dans le langage populaire « jbadni » (il a évoqué mon nom) sont de sources d'angoisses pour les habitants. « L'artifice consiste à déposer une plainte ou souffler le nom d'un agriculteur auprès de la gendarmerie. Le délateur est souvent complice des services de sécurité », accuse Ilyass Aârab, vice-président de l'association Amazigh Senhaja du Rif. Ces deux méthodes constituent une épée de Damoclès pour les habitants de la région. « Il arrive que des personnes poursuivies n'aient pas de liens avec le kif. Les services de sécurité utilisent ces moyens pour asservir les habitants et leur soutirer de l'argent », dénonce un avocat à Chefchaoun. Ces pratiques ont été à l'origine de la révolte des habitants en avril 2010. La gendarmerie a dû intervenir et tirer des balles réelles pour disperser les agriculteurs en colère. Hakim Benchamach est originaire du Rif, se rappelle de ses années de jeunesse : « En passant devant les barrages, j'avais peur de me faire arrêter pour trafic du kif car j'avais l'immatriculation d'Al Houceima ». Et le président du Conseil national du Parti authenticité et modernité (PAM) d'ajouter : « les habitants de la région du kif vivent dans une prison sans mur. Il est temps que l'Etat enclenche une réconciliation avec eux ». Sur la route du kif, nous avons croisé des Marocains qui ont même peur d'être recensés. Même pour l'Etat, il demeure des invisibles. Lors du recensement de la population de 2004, les agriculteurs du kif étaient en état de fuite. Dix ans après, la situation est loin d'avoir changé. Pour le recensement de 2014, les agriculteurs du kif risquent, de nouveau, de rester absents des statistiques officielles ❚ Lire aussi : http://lobservateurdumaroc.info/2014/04/24/eradication-ou-legalisation http://lobservateurdumaroc.info/2014/04/24/la-legalisation-du-cannabis-nest-pas-viable/