Sans dimension religieuse, les affrontements de l'après Kadhafi sont surtout liés aux comportements à l'égard de l'ancien régime et aux rivalités entre régions, villes et clans. Patrick Haimzadeh, qui fut officier de l'armée de l'air française et conseiller à l'ambassade de France à Tripoli entre 2001 et 2004, est l'un des meilleurs connaisseurs de la Libye. Auteur de Au coeur de la Libye de Kadhafi, publié en avril 2011 aux éditions JC-Lattès, il travaille à un livre sur les mécanismes qui ont amené à la chute de son régime. Entretien. L'Observateur du Maroc. Aussi bref qu'il ait été, le récent enlèvement du premier ministre Ali Zeidan est-il un incident mineur ou confirme-t-il l'effondrement de l'Etat en Libye ? Patrick Haimzadeh. Il reflète les rivalités opposant les différents groupes armés qui ont tous des relais au Parlement. En dépit de la démission de nombreux députés issus notamment de zones anciennement fidèles à Kadhafi, c'est la seule instance du pays à disposer d'une légitimité puisqu'elle a été élue en juillet 2012. Le Parlement a-t-il voulu retirer sa confiance à Zeidan ? Certains le pensent au vu des auteurs de son enlèvement qui sont issus de deux structures censées rétablir l'ordre à Tripoli mises en place fin juillet par ce même parlement. La proximité du chef de l'une de ces structures avec Abou Anas al-Libi laisse en outre penser que la capture de cet ancien djihadiste d'Al Qaëda par les Américains à Tripoli a été le catalyseur de l'enlèvement de Zeidan. Reste que cet épisode s'inscrit dans la logique d'une dégradation générale de la situation. Deux ans après la chute de Kadhafi, où en est la Libye ? C'est un pays où l'Etat est très faible, où il n'y a pas d'appareil d'Etat et où le gouvernement, seule instance censée disposer d'une certaine légitimité est elle même divisée en différentes factions qui luttent pour le pouvoir et s'appuient chacune sur des groupes armés plus ou moins puissants. La culture de la violence y prédomine et toute une génération issue de la guerre civile règle ses différends par les armes dans un pays où règnent les milices – on compte environ 200 000 miliciens – qui recrutent sur une base locale, clanique et parfois idéologique, s'agissant des islamistes. Quelles sont les principales lignes de fracture dans cet après Kadhafi ? Les affrontements y sont plus liés aux rivalités entre régions, villes et clans et aux comportements à l'égard de l'ancien régime qu'au clivage entre islamistes et « libéraux ». Le procès de Seif al-Islam, le second fils de Kadhafi, est à cet égard significatif. Sa première audience – qui n'a duré que quelques minutes le 19 septembre – ne s'est pas tenue à Tripoli, contrairement à ce qui avait été annoncé plusieurs fois par le ministère de la justice, mais dans la ville de Zintan, à une centaine de kilomètres au sud de la capitale, où il est détenu depuis deux ans. Cet épisode est révélateur de la difficulté de la reconstruction étatique en Libye qui se heurte aux intérêts contradictoires des régions, villes, tribus et clans, tous lourdement armés. La prédominance du local sur le national n'a fait que se renforcer depuis la chute du régime Kadhafi, sur fond d'affrontements entre des milices dont les allégeances au pouvoir de Tripoli sont changeantes et conjoncturelles. En ce sens, le refus des autorités de Zintan de livrer Seif al-Islam aux autorités centrales est emblématique du morcellement du pays. Ce refus n'est-il pas avant tout symbolique dans la mesure où il touche directement au fils de l'ex-Guide libyen ? Oui et non car cette « résistance » de la petite ville de Zintan – 30 000 habitants et fief de la tribu du même nom – va bien au delà de ce procès. Dès la chute du régime, les milices de Zintan s'étaient opposées à Tripoli à celles du chef salafiste Abdel Karim Belhadj et s'étaient déployées dans le sud du pays pour y « sécuriser » les champs de pétrole. Fin août, elles ont recouru à la force pour défendre leurs intérêts économiques et maintenir leur influence dans la capitale : elles ont arrêté la production d'hydrocarbures dans les champs qu'elles contrôlent sous prétexte que les responsables de l'entreprise nationale en détournaient une partie à leur profit (ce qui n'est sans doute pas dénué de réalité). Acclamés par nombre d'habitants de Tripoli en août 2011, les Zintan sont aujourd'hui largement impopulaires dans la capitale libyenne, mais aussi au sein de leur région d'origine des montagnes de l'Ouest : les populations berbères qui ont aussi participé à l'insurrection de 2011, n'apprécient pas la « folie des grandeurs » de cette petite ville arabe. Comment en est-on arrivé à de telles rivalités ? Les « vainqueurs » de la guerre de 2011 cherchent à transformer leur poids militaire et leur « légitimité » révolutionnaire en capital économique et politique. À des degrés divers, le même complexe de puissance et d'impunité habite les villes de Misrata et de Zawiya, les populations Toubou du sud, voire une partie des habitants de Cyrénaïque. Ces derniers, fiers d'avoir été le fer de lance de l'insurrection, s'autonomisent de facto du « pouvoir central » de Tripoli. Depuis le 27 août dernier, les milices « autonomistes » de Cyrénaïque bloquent, elles aussi, les exportations de pétrole de cette région, qui représentent les deux tiers de celles du pays. A contrario, des régions et des populations entières accusées à tort ou à raison d'avoir soutenu l'ancien régime sont ostracisées. A Benghazi, les assassinats d'officiers ayant fait carrière sous l'ancien régime mais qui s'étaient ralliés très tôt à l'insurrection, se sont multipliés ces derniers mois... La ligne de fracture actuelle se situe donc bien entre les anciens kadhafistes – réels ou supposés – et les ex- révolutionnaires – réels, de la dernière heure ou auto-proclamés – et non entre « islamistes » et « libéraux » contrairement à la caricature trop souvent présentée dans la presse étrangère. Ainsi, pour les Zintan, la lutte contre les milices salafistes relève davantage d'une lutte pour le contrôle de territoires et d'influence que d'une lutte idéologique. Cette absence d'idéologie dans la majorité des affrontements actuels pourrait – et ce n'est même pas sûr – ne plus être de mise lorsque se posera la question de l'instauration d'une Constitution et de la référence à la charia dans celle-ci. Peut-on à ce propos évaluer le poids des islamistes ? Là aussi, il faut faire attention aux mots...Pour la grande majorité des Libyens – 70% d'entre eux selon un récent sondage -, la charia doit être la référence unique. Cela ne changera d'ailleurs rien pour eux puisque les femmes sont voilées et qu'il n'y a pas d'alcool... En réalité, le poids de la religion ne fait pas vraiment débat même si les uns se disent islamistes, les autres « libéraux »... Un an après les élections de 2012, leur influence réelle est difficile à mesurer au niveau national. Les deux courants qui jouent le jeu des élections – Frères musulmans et salafistes nationalistes de Abdel Karim Belhadj, un ancien djihadiste qui porte désormais costume cravate – sont sans doute majoritaires au Parlement. Contrairement d'ailleurs à ce que pensaient les Occidentaux qui se sont réjouis un peu vite de leur «échec » aux élections de juillet 2012, oubliant que beaucoup de candidats « indépendants » étaient issus de cette mouvance. On trouve ensuite les takfiristes, surtout dans l'Est notamment à Derna, mais aussi à Benghazi. Même si ils ne sont pas nombreux – 2000 environ -, ces derniers s'appuient aussi sur des milices et sont bien armés. Mais encore une fois, le clivage ne se fait pas au niveau idéologique... Vous évoquez le blocage de nombreux champs de pétrole par les milices. Quelles en sont les conséquences sur l'économie ? Alors que le pays exportait 1,5 million de barils/jour, la production est tombée à environ 500 000 barils ce qui, en terme de manque à gagner pour le pays, correspond à peu près à l'équivalent des exportations de la Cyrénaïque. Comme la quasi totalité des revenus de l'Etat provient des exportations d'hydrocarbures, cela a des conséquences directes sur son budget, donc sur les salaires et la capacité du pouvoir central à désamorcer les conflits par la distribution d'argent. On assiste aujourd'hui à des coupures d'électricité et à une rupture d'approvisionnement dans les stations d'essence et ces débuts de pénurie encouragent les mafias, l'informel et les affrontements entre parties. Est-il possible dans cette situation de retrouver un minimum de cohésion nationale ? Parallèlement à la reconstruction d'un Etat en Libye, la question de la réconciliation nationale constitue un enjeu prioritaire. C'est la raison pour laquelle il faut envisager la loi « d'exclusion politique » votée en mai 2013 par le parlement sous la menace des milices dans la perspective d'une réconciliation (ce texte vise à écarter de tous les emplois publics ou semipublics les Libyens ayant servi sous l'ancien régime). En théorie, une loi sur la justice transitionnelle adoptée ce 23 septembre, devrait encadrer juridiquement les pratiques d'exclusion... Comment expliquer ces dérives d'une révolution qui a été perçue comme très prometteuse à l'étranger ? On a cru, surtout en France, que la violence, donc la guerre, pouvait accoucher de la démocratie. Or la démocratie, c'est l'apprentissage du règlement pacifique des conflits. Ce n'est pas ce qui se passe en Libye. Imaginez que chaque jeudi à Misrata, les collégiens participent à un jeu de rôle au cours duquel ils revivent le lynchage de Kadhafi... Beaucoup n'ont pas voulu voir les réalités du pays car nous étions dans le mythe d'une intervention militaire « salvatrice d'une révolution »... Mais on a oublié que le régime de Kadhafi, qui fonctionnait sur le mode de la compromission et de la rétribution, avait malgré tout une base sociale solide. Quand son régime est tombé, ce pays jeune qui s'était construit sous un régime autoritaire, s'est replié sur ses identités « primaires », le village, le quartier, la tribu dans les zones rurales ... La guerre civile a non seulement militarisé les esprits mais aussi fait voler en éclats une identité nationale fragile, à la construction de laquelle le régime autoritaire du colonel Kadhafi avait de manière paradoxale notablement contribué. Vous semblez bien pessimiste... Dans ce contexte, la reconstruction sera longue. D'autant que le système traditionnel de régulation de la violence qui fonctionnait localement ne marche plus. La démocratie est le produit d'une culture, pas seulement un kit prévoyant une Constitution, l'organisation d'élections... En Libye, il y a toute la culture de règlement pacifique des conflits, une identité, un « vivre ensemble » à reconstruire pour sortir de la logique de violence. Cela prendra sans doute au moins une génération, mais c'est aux Libyens de le faire, même si on peut les y aider. Inutile de fantasmer sur une « deuxième révolution » ou un homme providentiel. La seule issue, c'est le dialogue et la réconciliation nationale… Et il y a une raison de ne pas désespérer : même si elle est en quelque sorte prise en otage par les milices locales, la majorité de la société civile veut sortir de cette violence.