On en a vu des vertes et des pas mûres pendant la période qui va du début des années soixante jusqu'au début de la décennie quatre-vingt-dix. Dans le domaine de la presse, principalement. La censure avait commencé alors à s'installer, à s'organiser et à sévir avec férocité. Les responsables des journaux ainsi que les journalistes n'ont pas eu le temps de s'acclimater à cette situation nouvelle, qu'un ministre de l'Information, nommé dans le gouvernement de la moitié de la décennie soixante, édicta une loi orale, c'est-à-dire arbitraire et non écrite, qui voulait qu'on interdise, par saisie, toute publication qui ne désigne pas le chef de l'Etat par son titre complet et constitutionnel de «Sa Majesté le Roi» ou par tolérance abréviative «S.M. Hassan II». Il fallait citer dans le corps de l'article ou de l'éditorial ou de la chronique, au moins une fois, cet intitulé complet pour qu'il soit permis d'employer et de varier avec les autres vocables, tels «le Souverain», «le Monarque», «le Chef de l'Etat» et autres. Dire ainsi, écrire explicitement que Hassan II était bien, sans dissimulation, le Roi du Maroc dans un texte était une nécessaire allégeance pour que le censeur se convainque de la bonne foi du «fidèle sujet», journaliste de la presse marocaine ou responsable du titre national. Cela est passé maintenant. Heureusement pour tous, mais sans pour autant libérer totalement notre champ national de l'expression privée ou publique. Du moins, il semble que rien d'aussi superbement ridicule n'a plus cours. On a peine à croire pourtant que sous l'exercice de feu Magid Benjelloun, cela ait pu exister vraiment Je serais heureux que quelqu'un, du gouvernement, des services de sécurité, de la classe politique ou - tout simplement pour parler comme beaucoup de mes confrères - du makhzen ou d'une personne informée, m'explique ce qui est arrivé au groupe Maroc Soir (Le Matin du Sahara et du Maghreb, As-Sahra Al-Maghribia, etc.), pour être tombé entre les mains du Saoudien ottoman El-Oumeir. On ne sait comment (et pourquoi) le Saoudien ottoman El-Oumeir, ancien rédacteur en chef du quotidien londonien de nationalité homonyme, a été parachuté «big boss» du groupe qui avait été confié auparavant, et temporairement, au magnat ottoman Benjelloun, patron de la grande banque BMCE et de «Finance Com». Il est sûr maintenant que l'homme du Golfe n'a jamais apporté au groupe de presse dont nous parlons ni un dollar ni un euro ni un rial ni même un misérable dirham. Il a plutôt puisé allégrement dans les caisses très libérales du Matin et des autres titres du groupe pour s'octroyer un gros salaire mensuel, bien au-delà de ce que touche un grand dirigeant d'industrie, de banque, ou le Premier ministre lui-même. Il a procédé à des dépenses nombreuses et somptuaires relevant de la mégalomanie, jouant au grand capitaine de presse, à l'instar des flamboyants patrons européens, américains, australiens et bien sûr saoudiens ou émiratis. ottoman El-Oumeir est parti un jour sans crier gare sur la pointe des pieds, ne laissant que le souvenir d'un projet mort-né incongru de lancement d'un quotidien francophone à Bahreïn, devant rayonner dans tout le Golfe (je ne sais si persique ou arabique). Cet intermède, malgré tout, ne me surprend pas, quoique je le trouve rocambolesque et un peu humiliant pour la famille de la communication nationale ainsi que pour l'Etat et la classe politique. Tout un florilège reste, malgré cela, encore à écrire à ce sujet. «Médi 1» est une entreprise prospère et attractive. Je l'écoute avec plaisir et intérêt à travers ses deux voix, même si elles ne paraissent pas être tout à fait traitées sur le même pied d'égalité. Le français y est toujours souverain et la langue nationale y est considérée comme la petite sur cendrillon qu'on est bien obligé d'accepter, en lui faisant une petite place sur les ondes, pour la forme. Cela étant dit, je ne peux m'empêcher de continuer à être mal à l'aise, pour ne pas dire plus, quand je pense à cet inamovible personnage qui la dirige toujours avec césarisme et autoritarisme, sans que personne ne s'émeuve réellement de cette singulière longévité et ne songe qu'il y a peut-être lieu d'opérer quelques petits changements, normaux et salutaires, à la tête de ce qu'on appelle, par habitude paresseuse, une radio maroco-française. Pierre Casalta est un professionnel, reconnaissons-le, mais il est aussi un redoutable manuvrier, jaloux possessif d'un territoire qu'il s'est auto-adjugé et qu'il défend bec et ongles contre toute intrusion. Il a été surtout attentif à ne laisser aucune chose, si minime soit-elle, polluer son instrument, propriété personnelle. Il ne tolère, par exemple, autour de lui que des employés français dociles et des indigènes obséquieux. Il pratique en permanence un turn over systématique, seul rempart pour prévenir toute velléité de mouvement de solidarité qui pourrait menacer son pouvoir absolu. C'est là aussi une énigme: comment ce Corse nonagénaire a-t-il pu survivre à deux monarques marocains et à quatre présidents français et réussir, à travers tous les aléas, à se maintenir à flots, appliqué à toujours respecter une ligne éditoriale à trois axes : aucune vague en ce qui concerne l'actualité du Royaume, relais aimable de celle de la France et choix des informations plutôt négatives pour tout ce qui se rapporte à l'Algérie. J'ai, il y a quelques années, parlé ailleurs davantage de ce Pierre Casalta et en termes sévères. Je ne peux ici que me conformer à cette attitude principielle de naguère. Car, rien n'a changé fondamentalement du côté de la station radio tangéroise. Pierre Casalta est toujours là, répandant complaisamment le bruit de la bonne santé économique de «Médi 1» et se souciant comme d'une guigne des lendemains calamiteux de la télévision nouvelle off shore «Médi-Sat», qu'il a menée, avec rapidité, à la ruine. Quelqu'un encore, de sagace et d'informé, pourra-t-il me dire le secret de Pierre Casalta, l'empereur français du média septentrional, au capital (51% marocains, 49% français) dual, mais à la direction unique ? J'en serai fort aise. Tout le monde est poussé à la retraite, dans l'administration, les établissements publics, les conseils d'administration des sociétés privées, sans parler des organisations politiques, sauf ce personnage, qui va jusqu'à s'offrir, de temps à autre, quelques papiers hagiographiques complaisants dans la presse d'élite de l'ex-métropole. Puis-je espérer une réponse, une information à propos de ces trois petits questionnements qui ne m'empêchent certes pas de dormir, mais qui contribuent à agacer quelque peu ma perplexité journalistique ?