Je n'ai pas beaucoup hésité avant de me décider à quelle adresse je devais vous envoyer cette supplique. J'espère que vous la lirez, quand elle vous sera parvenue, avec quelque intérêt. Je ne suis pas habitué à émettre des lettres ouvertes (ni anonymes d'ailleurs !). Mais cela m'a paru nécessaire de le faire, aujourd'hui, selon ce mode épistolaire, quelquefois utilisé par un petit nombre de mes consoeurs et de mes confrères - mode qui n'est pas toujours apprécié par l'éventuel destinataire. Je n'ai cure de tout cela, surtout que je ne songe aucunement, monsieur le Premier ministre, à donner à cette missive un aspect un tant soit peu d'une vive apostrophe. Le sujet dont je souhaite vous entretenir me semble autrement important pour risquer d'en masquer la réalité profonde et l'extrême urgence, par des gesticulations verbales malvenues. Et puis le bon goût comme l'urbanité Peut-être que vous en avez été promptement informé par l'un de vos zélés collaborateurs, sitôt que j'ai été invité, à l'issue de la distribution des distinctions décernées (2008) au Théâtre Mohammed V de Rabat lors de la célébration de la Journée de la Presse. L'idée m'était venue, tout à trac, de vous faire un message concernant la nécessaire liberté d'expression, donc de la presse plus précisément. Choses bien concrètes et dont notre pays ainsi que notre peuple ont instamment besoin pour nourrir la fragile démocratie dont nous ne percevons, encore actuellement, que les balbutiements et les prémices hésitantes se dessiner sous les yeux de notre génération. Pourquoi, j'en appelle à vous, monsieur Abbas El-Fassi, vous qui êtes le Premier ministre marocain, désigné selon les us et coutumes des pays démocratiques à l'issue des élections législatives tenues il y a un peu plus d'une année, pour que vous preniez à coeur le parachèvement, par un renouvellement créateur, de ce qu'un autre istiqlalien avant vous, le moujahid Haj Ahmed Balafrej, il y a cinquante années tout juste, avait initié alors qu'il était Président du gouvernement marocain. A la mi-novembre 1958, le gouvernement de Haj Ahmed Balafrej (on était alors sous le règne de Mohammed V), procéda à la promulgation d'une «Charte des libertés publiques», qui avait été préparée par des codifications importantes, au niveau de la presse en particulier : les dahirs du 28 août 1958 et du 22 septembre 1958. C'étaient là, les premiers signes d'un changement significatif dans la loi et dans les moeurs du Royaume. Ainsi était abrogée l'armature, forcément à caractère répressif, héritée de la période du Protectorat/ colonisation, qui avait été mise au point entre 1914 et 1920. Si la réforme Balafrej a eu indéniablement une orientation libérale à tendance implicite démocratique, elle appelait par là, en quelque sorte, à la poursuite du mouvement. Lacunaire, inachevé et surtout ambigu, ce texte demeure, jusqu'à aujourd'hui, ce qui encadre grosso modo tout ce qui concerne l'information et la presse. S'il a été remanié dans les années soixante-dix, c'était surtout pour en accentuer le caractère punitif et pénal : aggravation des peines de prison et tutti quanti. Le contexte général de cette période de régression démocratique de la première époque du règne de Hassan II, qui a connu l'Etat d'exception et l'instauration par conséquent de la censure à l'endroit de tous les journaux et de toutes les publications, hormis ceux et celles appartenant directement ou indirectement aux sphères du pouvoir, censure qui a été si stricte et toujours tatillonne ! La presse (les quotidiens Al-Alam et L'Opinion) éditée par le Parti de l'Istiqlal, votre organisation politique, monsieur le Premier ministre, a connu sans relâche ce musellement, malgré les vives protestations permanentes du Syndicat national de la presse marocaine (S.N.P.M.). La «Marche Verte» enfanta sans douleur une pratique plus douce dans ce domaine. Le Roi Hassan II ordonna, en préalable à l'ouverture qu'il escomptait accomplir, au gouvernement de supprimer la censure a priori et l'on s'achemina vers un régime d'une pré-démocratie, que tous voulaient croire pleine de promesses. On sait ce qu'il est advenu de tout cela, lorsque, par exemple, le gouvernement dit de l'alternance consensuelle, dirigé par un authentique homme de gauche, monsieur Abderrahmane El Youssoufi, a eu des bouffées d'autoritarisme compulsif à l'ancienne manière, ressenties cruellement par les représentants de la presse nouvelle. On avait cru alors qu'un nouveau cycle de sévérité active s'annonçait pour une presse marocaine qui tentait courageusement de faire sa mue en se transformant selon les impératifs des temps modernes. Il était inquiétant que dans notre pays où, depuis la fin de l'année 1958, n'existait plus d' «autorisation» pour faire paraître une publication nationale, car le législateur n'avait prévu qu'une simple déclaration sur l'honneur déposé au Tribunal chez le Parquet, des instructions furent données par le pouvoir exécutif afin de rendre, d'une façon tout-à-fait illégale, la procédure d'obtention du «récepissé d'autorisation», lourde, complexe et bureaucratique. A vrai dire, je ne sais si en 2008, ce chemin du combattant existe toujours et si mille embûches sont mises au travers du parcours (du combattant), candidat à l'obtention d'un titre. Mais, ce que je sais en revanche-de science certaine -c'est que les deux successeurs de l'ancien leader socialiste, à la Primature, en l'occurrence, monsieur Driss Jettou et vous-même monsieur Abbas El-Fassi, qui êtes le secrétaire général du vieux parti nationaliste de l'Istiqlal, n'avez pas pu ou pas su, tous deux, arrêter ces lamentables inconduites liberticides - pour employer un euphémisme poli. Certes, il y a lieu de s'attaquer en toute priorité, si on veut réellement éradiquer le mal à la racine, au chantier primordial dans ce Maroc en mouvement : celui de la Justice, du judiciaire. Notre voeu est de voir la justice proprement indépendante de tous les autres pouvoirs : exécutif en tout premier lieu, législatif aussi et n'oublions pas celui -le quatrième ! -que nous revendiquons, nous autres journalistes et gens d'opinions. Vous n'ignorez pas, monsieur le Premier ministre, que depuis plus de deux années, nous vivons dans une espèce de no man's land juridique, puisque le code ancien a l'air de n'être plus, en même temps que le nouveau peine à voir le jour. Les moutures d'un code neuf pour l'organisation du champ de la presse, qu'on a fait circuler au cours de ces derniers mois ne nous ont pas paru satisfaisantes ni acceptables. Pratiquement, tous ceux qui sont intéressés par l'information, la presse et le journalisme demandent, instamment et à haute voix, la refonte de ce texte (esprit et lettre). Monsieur le Premier ministre, l'appel que je vous lance, que je lance à l'homme politique que vous êtes ainsi qu'au patron d'un gouvernement sorti des urnes, est la demande expresse de vous emparer, avec vigueur, de ce dossier, impératif et urgent entre tous, pour le mener jusqu'à la promulgation de la loi, non seulement le code, qui nous ferait entrer, définitivement et durablement, dans le lot fatalement réduit des nations fières d'user de cette pile miraculeuse qui ne s'use jamais, même si l'on s'en sert continûment sans arrêt : la liberté d'expression, pivot des droits de la personne. Monsieur le Premier Ministre, en menant cette action de part en part jusqu'au bout, avec résolution et détermination, à travers Conseil de gouvernement, Conseil des ministres, Parlement et Conseil Constitutionnel, vous fournirez la preuve que vous êtes le digne continuateur, à un demi-siècle de distance, de l'oeuvre initiée par le Président du gouvernement l'Istiqlalien Haj Ahmed Balafrej. Une filiation qui devrait vous honorer et vous flatter. Acceptez ici l'expression de tout mon respect.