C'est une problématique trop souvent caricaturée qu'analysent abruptement Jacqueline Kaye et Abdelhamid Zouhir dès 1990 dans «The Ambiguous Compromise Langage, Literature, and National Identity in Algeria and Morocco». Les auteurs font une remarque qui ne peut, certes, pas être balayée d'un revers de la main : «Si la littérature algérienne écrite en français était plus accessible que la littérature algérienne écrite en arabe, durant la période allant de 1954 à 1962, ce n'est pas que la langue française soit supérieure à la langue arabe ; c'est plutôt parce que les écrivains algériens de langue française se conformaient aux normes littéraires d'un empire colonial qui s'était agrandi depuis le XVIe siècle et était parvenu à modeler leur perception de l'humanisme au détriment d'autres perceptions». Et de se demander quelle eût été la renommée de Kafka s'il avait écrit «Le Procès» en yiddish ou en tchèque plutôt qu'en allemand. «La Colline oubliée» (1952) et «Le Sommeil des justes» (1955) furent les premiers romans de Mouloud Mammeri (1917-1989). Le romancier et anthropologue enseigna la langue et la culture berbère à l'université et sa passion humaniste a laissé une empreinte durable. La question de l'identité, Mohammed Dib la voyait comme «un sophisme que la critique a inventé spécialement pour les écrivains algériens». Une exception à cette hypothèse devrait, sans doute, être aménagée pour le cas de Jean El Mouhoub Amrouche, l'écrivain qui montra que l'attitude à l'égard de la littérature algérienne de langue française a évolué en cinquante ans. Donnons deux exemples: «C'était à une vente publique, à Paris (…), j'étais cette année-là le seul écrivain algérien à y signer et j'avais une conscience aiguë de ma solitude et de ma fugitive représentativité». « Il se présenta devant mon stand un Algérien trapu, très brun, vêtu avec cette naïve élégance et cette émouvante correction du prolétaire déraciné à qui l'habitude du racisme enseigna que l'habit fait le moine. Il me demanda en arabe : -Lequel veux-tu que je prenne ? (…) Je ne sais pas lire. Je ne pus m'empêcher d'interroger : -Alors pourquoi achètes-tu un livre ? Il ne chercha pas ses mots pour me dire : -Parce que tu es de chez nous et que tu parles de nous». Cette scène est rapportée par le romancier Malek Haddad dans «Ecoute et je t'appelle». Après 1962, cet écrivain ne publia plus que des articles dans la presse. Cesser d'écrire ?! A Rabat en 1958, Jean Amrouche confiait, lui, lors d'une conférence : «Je ne peux pleurer qu'en kabyle». Gaston Deferre lui rendit hommage en 1985 dans «Jean Amrouche eternel Jugurtha» (Ed. Archives de la ville de Marseille): «Hybride culturel condamné par l'Histoire, Amrouche se considérait avec une profonde amertume. Mais les hybrides culturels sont aujourd'hui légion, d'où qu'ils viennent de par le monde. Ils pourraient bien reconnaître en Jean Amrouche un aîné douloureux et lumineux, saluer en lui le pionnier des lettres et de la poésie algérienne d'expression française». Le titre du roman d'Assia Djebar «La Disparition de la langue française» offre une image caricaturale de l'exil de nombreux intellectuels algériens francophones dans les années 1990. Quant à la visibilité de la littérature algérienne de langue arabe, Waciny Laredj, romancier et universitaire, y contribue de tout son allant. Mais c'est en Sorbonne qu'il enseigne aujourd'hui. On se replongera dans la lecture de «Minuit passé de douze heures : écrits journalistiques, 1947-1989» (Seuil, 1999) de Kateb Yacine pour y retrouver le texte d'une conférence prononcée par l'auteur de «Nedjma» alors qu'il était âgé d'à peine dix-sept ans. C'était le 24 mai 1947 à la salle des Sociétés savantes à Paris. Le jeune homme ne disait, au fond, rien d'autre que ce qu'écrirait Mouloud Feraoun dans son «Journal 1955-1962» : «Il y a un impératif désiré par tous, un idéal à atteindre. Se sentir libéré, l'égal de tous les hommes». D'instinct, chaque lecteur, en quelque langue que ce soit, n'a pas d'autre idéal à atteindre, à partager et à transmettre. Chaque œuvre véritable, partout dans le monde, n'a pas de plus urgent dessein secrètement tapi au cœur du texte : libérer de la servitude la parole et l'imagination.