La commission ministérielle chargée de la réforme de la gestion du parc automobile de l'Etat s'est réunie la semaine dernière. En vue de s'enquérir des mesures décidées pour parer aux dysfonctionnements qui entachent ce méga chantier, Le Soir échos a contacté à maintes reprises Aziz Rebbah, ministre de l'Equipement et du transport. Malheureusement, son département n'a pas souhaité donner suite à notre requête. Dans cet entretien avec l'économiste Abdelkader Berrada, nous essayons de lever le voile sur les dessous de la gestion de ces dépenses publiques considérées comme «politiques, voire souveraines». De l'avis de Berrada, il faut jouer carte sur table avec le citoyen « sans courir trop de risques comme dans le jeu «ami ou ennemi «», étant donné que la charge mensuelle par véhicule dépasse les 4 000 dirhams, l'équivalent du salaire mensuel d'un enseignant du primaire. Avez-vous une idée du coût global d'utilisation du parc automobile de l'Etat ? L'Etat dispose d'un parc automobile, en pleine propriété pour l'essentiel ou loué, estimé à plus de 130 000 unités, à défaut de pouvoir en connaître le nombre exact qui figure d'ailleurs parmi les secrets les mieux gardés du Makhzen. Pas plus qu'avant, les documents relatifs au projet de loi de finances pour 2012 ne fournissent, dans leur variété, aucune information sur le coût global d'utilisation du parc automobile de l'administration. Dans la note de présentation accompagnant le projet de la loi de finances 2012, on s'est limité, comme par le passé, à indiquer, au niveau de la rubrique fourre-tout «matériel et dépenses diverses», les fonds destinés à couvrir les «redevances d'eau, d'électricité et de télécommunication» . A contrario, les fonds alloués à l'achat de carburants et lubrifiants sont passés sous silence. Plus précisément, ils sont purement et simplement noyés dans la rubrique «autres dépenses de matériel». Les morasses budgétaires propres à chaque département de souveraineté ou ministère, à supposer qu'on puisse les consulter sans difficulté, fournissent certes des indications statistiques sur ce poste ; ces dernières sont toutefois éparpillées parmi les différents paragraphes et articles, ce qui rend problématique le chiffrage de leur montant global. Si le pouvoir exécutif répugne, hier comme aujourd'hui, à rendre publique cette information, c'est qu'il y a une raison : les dépenses de carburants et lubrifiants sont tellement élevées et leur répartition tellement déséquilibrée et éloignée des missions d'intérêt général que l'opinion publique risque d'être choquée. Qu'en est-il de la part de marché de l'Etat en tant que consommateur de carburants et lubrifiants ? L'Etat, il vaut la peine de le souligner, est le premier client de la Samir et des sociétés de distribution de produits pétroliers. En se référant à des notes confidentielles du contrôle des engagements de dépenses de l'Etat (CED), une direction phagocytée par la Trésorerie générale depuis 2006, il ressort que les engagements au titre des frais de carburants et lubrifiants représentent en moyenne annuelle 12% des dépenses de «matériel et dépenses diverses», soit pratiquement le triple des frais d'eau et d'électricité. Depuis lors, l'augmentation des prix de l'essence à la pompe et du parc automobile de l'Etat aidant, cette proportion se situerait actuellement à 17% environ. Qui plus est, comme on assiste en permanence, surtout dans les provinces de l'extrême-sud du Maroc, à des dépassements de consommation qui se traduisent par l'accumulation d'arriérés, les fonds publics consacrés à l'achat de carburants et lubrifiants atteignent des niveaux encore plus élevés. Quand la dotation en carburant (bons d'essence) inscrite au budget de fonctionnement est épuisée, ce qui arrive fréquemment, des bureaucrates ne se gênent pas de piocher dans les fonds prévus à ce titre dans le cadre des dépenses d'investissement. Même dans ce cas, il n'est pas prouvé qu'ils s'en servent exclusivement, voire principalement à des fins d'intérêt public, ce qui ne laisse pas d'inquiéter. Plus inquiétant encore, la Cour des comptes nous apprend, avec un grand retard qu'il est vrai, que le parc automobile du secteur public et des collectivités locales n'échappe pas lui aussi à la convoitise de responsables ministériels. Disposeriez-vous de chiffres plus détaillés ? Au total, la consommation de carburants et lubrifiants hors compensation serait de l'ordre de 6 milliards de dirhams en 2012. En tenant compte de la charge de compensation nette d'impôts estimée à un montant compris entre 3 et 4 milliards, ce sont donc 9 à 10 milliards qui seraient consacrés à ce poste budgétaire volontairement masqué. Et ce n'est pas tout. Qui dit parc automobile de l'Etat dit aussi dépenses de personnel au profit d'une armée de chauffeurs qui émargent au budget général, frais d'assurance, frais d'entretien et de réparations des véhicules, dépenses vouées à l'achat ou à la location de voitures, soit vraisemblablement l'équivalent de 2 à 3 milliards de dirhams. Les pratiques abusives, associées aujourd'hui encore à l'utilisation du parc automobile de l'Etat, mettent fortement à contribution le budget général en absorbant des ressources considérables qui, sans cela, auraient été affectées à d'autres usages prioritaires pour le développement. La réforme de la gestion du parc automobile de l'Etat avait été lancée à l'époque de Abdellatif Filali, alors Premier ministre (circulaire du 20 février 1998). Pensez-vous que Benkirane oserait le changement surtout pour ce qui est de l'exploitation du parc automobile des collectivités locales, entreprises et établissements publics, Forces armées royales, Sûreté nationale…? C'est pas facile mais faisable. J'espère que le gouvernement PJDiste prend ce problème à bras le corps surtout dans cette période de forte pression sur les caisses de l'Etat. À mon sens, il est possible de réviser à la baisse les dépenses liées à ce poste budgétivore à moins de 50 %. Sauf que pour y arriver, il faudrait en parallèle instaurer un Etat de droit…