Dans son nouveau roman Les désorientés, Amine Maalouf puise dans sa jeunesse, et ses origines. En regardant dans le rétroviseur, il ne cesse de nous surprendre. Il est une plaie, celle des pays désavoués, celle des berceaux ingrats, celle des terres natales qui étouffent leurs citoyens, jusqu'à l'exil. A quel moment la patrie, mère nourricière devient étau? Les désorientés nouveau livre d'Amine Maalouf, nous livre, avec une absolue finesse, autant de réponses que non-réponses à ce thème universel. L'écrivain libanais, membre de l'Académie française, signe un de ses livres les plus personnels. Adam, cet historien expatrié qui rentre au bercail pour retrouver son ancien groupe d'amis, à l'occasion de la mort de l'un d'eux, lui ressemble à s'y méprendre. Dès qu'il atterrit dans ce pays écorché, Adam est confus, parachuté dans ce monde qui lui est familier, et qu'il a quitté tout jeune. Après des années vécues en Occident, il se retrouve à la fois paralysé et fasciné par ce Levant tant aimé, et tant maudit. Au fil de son séjour, de plus en plus convaincu de l'utilité de sa visite, il décide d'organiser des retrouvailles entre ses amis. Une tâche ardue parce qu'il lui incombe de retrouver ceux qui ont quitté le pays, et de s'accommoder des changements de ceux qu'il a connus et aimés. Partir ou rester ? Amine Maalouf. Au fil des rencontres, Adam renoue avec sa terre natale, ses charmes et ses turpitudes, et développe un curieux rapport conflictuel avec son pays d'origine. Car tout tourne autour de cette contrée, qu'il ne nomme jamais et qu'il décrit avec un mélange de tendresse et nostalgie. Cette contrée levantine frappée par la fatalité, coupable d'avoir déraciné toute une génération de jeunes. Si les amis d'Adam ont plié bagage et ont fuit une patrie qui a touché le fond, ceux qui se sont agrippés à un pays qui dépérit vivent-ils heureux? Pourquoi gardent-ils la foi et déclarent-ils allégeance à un bateau qui continue de sombrer? Qui a raison ? Ceux qui ont fuit pour trouver leurs voies ou ceux qui ont engourdi leurs ambitions par idéalisme, ou héroïsme ? Le tour de force du livre: un patchwork de personnages qui rend impossible une lecture unilatérale de ce pays incroyablement complexe. Meurtris, écrasés et traumatisés par une guerre fratricide, certains amis d'Adam l'ont déserté. Pourtant, ceux qui sont restés ne sont pas moins paumés que les autres. Mourad transformé en requin sans scrupule, Sémiramis meurtrie par la mort de son compagnon lors du conflit, Nidal le guévariste devenu islamiste, Ramzi l'ancien entrepreneur devenu un moine reclus. Quel ballet existentiel lie-t-il tous ces personnages désabusés? Quel fil conducteur cimente leurs discussions houleuses, intenses, truculentes, miroirs d'une époque infiniment complexe ? Volutes d'Orient Car au-delà du périple nostalgique, Les désorientés est aussi une chronique sombre d'une ère de vicissitudes. La lutte des classes, la question juive, le fanatisme religieux, le conflit israélo-palestinien, l'ignominie du monde arabe, le rapport amour-haine que les Arabes entretiennent avec leurs villes, leurs rues, leurs mères, leurs langues, leurs cafés turcs et leurs abricots juteux. Tout y passe. Tous ces sujets brûlants, tous ces fossés abyssaux qui nous réunissent et nous désunissent, nous Arabes. Certes, la relation Orient-Occident et tout ce qui sépare les deux rives revient, comme une rengaine entêtante. D'ailleurs, rien ne cerne mieux le personnage d'Adam, être hybride, que la conversation avec son ancien ami autour des différences entre européens et orientaux. Lorsqu'il déclare : « ils nous détestent autant que nous les détestons, son ami lui rétorque : «Quand tu dis « nous » tu parles de qui ? ». Révélation ultime. Car si Adam est l'intellectuel occidentalisé, qui a la tête sur les épaules, il est aussi le plus désorienté de tous. Les désorientés est un roman universel qui trouve son écho dans les millions d'Arabes désillusionnés. Ceux qui se demandent tous les jours à quel moment fuir des pays voués au chaos, et parfois à la vacuité. Le talent de conteur d'Amine Maalouf est intact, il déroule son histoire avec une infinie lenteur, comme pour défier l'air du temps. Ce maître de la littérature ne se départit pas de sa prose indolente, au rythme de matins qui se succèdent, de correspondances longues et exhaustives avec ses amis expatriés, saupoudré d'une idylle aux allures de liaison secrète, et de volutes d'Orient. Amine Maalouf sublime le passé, à sa façon. Il suffit d'une orange « Moghrabi » ou d'une mangue égyptienne, dont le goût et la texture bouleversent notre héros, Adam, pour comprendre que le monde est fait de résurgences et de réminiscences partagées. Que le passé s'éloigne pour mieux nous rattraper. * Tweet * * *