On appela « dahirium tremens » l'emballement de la machine administrative créée par Lyautey, vers la fin de son règne marocain. Les dahirs se suivaient, s'empilant, se renforçant, cohérents et articulés, mais s'annulant et se neutralisant mutuellement parfois. Ces décrets signés et contresignés, côté marocain par l'inamovible grand vizir Moqri, côté français par les bras droits du résident, aux noms baroques et compliqués, comme si Hubert Lyautey les choisissait précisément pour la brillance rococo de leur nom : Lallier de Coudray, Ladreit de Lacharrière, Pierre de Sorbier de Pougnadoresse...L'un de ces décrets, en particulier, doit retenir l'attention du citoyen contemporain. Dix ans avant le dahir berbère de 1930, dont l'effet politique fut beaucoup plus important que la consistance réelle, un autre décret eut une valeur autrement plus importante, et ses conséquences furent plus lourdes, plus profondes... Quelque part, le Maroc et les Marocains vivent encore aujourd'hui à l'heure du dahir du 27 avril 1919... Lors de l'installation de l'appareil administratif et idéologique du Protectorat, il y avait, pour le résident et ses proches, une hantise : ne pas reproduire au Maroc le précédent algérien. Il s'agissait, plus exactement, de ne pas transformer le protectorat en colonie de peuplement et, partant, de procéder aux expropriations de terres agricoles. Rabat devait donc, en permanence, s'opposer aux pressions des lobbys de colons oranais et de milieux d'affaires européens. Le déclenchement de la première Guerre mondiale, paradoxalement, offrit un répit : en suspendant l'immigration européenne au Maroc, en renforçant la concentration des pouvoirs aux mains de Lyautey, en diminuant la présence militaire française dans l'empire chérifien, la Guerre en Europe sauva, quelque part, l'intégrité de la paysannerie marocaine. Sitôt l'armistice signé, ce qui était virtuel en 1912 devint de l'ordre du probable, bientôt une pression accrue aboutit au décret du 27 avril 1919, qui est un compromis entre plusieurs tendances. Ce dahir « organisant la tutelle administrative des collectivités indigènes et réglementant la gestion et l'aliénation des biens collectifs » procéda à la minoration juridique des Jema‘a tribales, assimilées à des personnalités juridiques mineures, sur lesquelles veillera désormais un conseil de tutelle (composé de notables musulmans, de fonctionnaires français et de colons). Pour éviter la répétition de la catastrophe algérienne (le sénatus-consulte de 1863 suivi de la loi Warnier, détruisirent, au nom de la liberté donnée aux indigènes de vendre leurs terres, les structures paysannes locales), le conseil de tutelle fut donc organisé de telle manière que les intérêts des colons soient contrebalancés par ceux de la Résidence générale, qui veillait paternellement sur l'indigène. Ainsi l'article 5, par exemple, indique que « Le directeur des Affaires indigènes [qui préside le conseil de tutelle] a toujours qualité pour agir seul, au besoin, au nom des djemâ ‘as dont il est le tuteur ». Selon les rapports de force, il peut s'opposer à la vente, comme il peut l'encourager. Les années 1920, marquées par la reprise économique en Europe, et par la normalisation de la situation marocaine, allaient, graduellement, déboucher sur la mise en place d'une réelle colonisation terrienne au Maroc. Ainsi que le signale l'historien Daniel Rivet, c'est par le moyen de ce dahir surtout que fut mis en place le « branchement » des terres collectives tribales sur le circuit économique colonial. Le dahir donnait d'ailleurs les moyens à l'état d'accélérer ce branchement : par l'expropriation pour cause d'utilité publique (article 10), ou pour « créer des périmètres de colonisation » (article 11), même contre l'avis de la Jema ‘a. Après Lyautey, et avant que l'ère des militaires ne revienne dans les années 40 et 50, le résident général fut souvent un civil, et souvent acquis à une vision productiviste de la présence française. Les années 1920 et 1930 virent se multiplier les usages de ce dahir de 1919. On ne peut comprendre plusieurs phénomènes essentiels dans l'histoire sociale marocaine : l'exode rural, le sous-développement, la modernisation désarticulée sous couvert de maintien des traditions, sans revenir à ce dahir, dont l'importance, en définitive, est peut-être plus grande, comme accélérateur de l'histoire, que celle du dahir berbère de 1930.