Les lectures se sont succédées au Salon du livre de Tanger tenu ce week-end et clôturé samedi soir. Parmi elles, celle d'une grande dame, d'une plume aussi écorchée qu'exaltée, de l'incontournable Vénus Khoury Ghata. Vénus Khoury Ghata, poétesse et romancière d'origine libanaise, lors de la lecture de son recueil « La maison aux orties » au Salon du Livre et des arts de Tanger. On ne sort pas indemne d'une lecture poétique de Vénus Khoury Ghata. Vendredi soir, à la salle Becket de Tanger, cette poétesse et romancière a récité sa vie et ses cicatrices. Une lecture recueillie, intime, presque pieuse, parfois lancinante, un moment de poésie d'autant plus magique qu'il est rare et inattendu. Traduite et lue dans quinze pays, Venus Khoury Ghata porte ses blessures et les blessures du monde, de la femme, des laissés pour compte, de l'Orient et du Liban, son pays d'origine. Elle est la première femme lauréate du prix Goncourt de poésie en 2011 et du Grand prix de l'Académie française en 2009. Née dans la même ville que Gebran Khalil Gebran, Venus Khoury Ghata a le génie dans l'âme, et dans le vers. Votre lecture était très personnelle. Quelle part de vécu y a-t-il dans vos recueils ? « Une maison au bord des larmes » et « La maison aux orties » sont mes deux autobiographies. Il fallait que je raconte mon frère poète, qui est devenu drogué et qui a été puni par mon père et envoyé dans un asile de fous. Un frère poète interné malgré lui, lobotomisé, amaigri, livré aux électrochocs, avili pendant 28 ans. J'ai écrit pour lui et pour son cahier de brouillon laissé à la maison, pour ses poèmes qu'on n'a jamais retrouvés. Il fallait que je parle de ma mère analphabète, de la mort de mon mari, de mon pays en guerre, de tout ce qui a marqué mon enfance. Vous avez beaucoup écrit sur les femmes. Êtes-vous une féministe ? Oui, depuis mon voyage en Iran je suis devenue une vraie militante. J'y suis allée avec le poète Adonis et j'ai gardé dans ma tête une scène atroce, celle des pierres entassées, prêtes pour lapider une femme, enceinte de son violeur. Autour de moi, on se demandait s'il fallait tuer le vers dans le fruit ou le fruit lui-même. Entendre parler de la femme ainsi m'a enragée, et je me suis dit qu'il fallait écrire un livre, d'où mon roman « Sept pierres pour la femme adultère ». Mon compagnon n'a pas été aussi touché que moi. Il fallait être femme pour ressentir cette indignation. Moi qui ne me suis jamais battue pour la femme et qui me suis toujours dit que la littérature est aussi féminine que masculine, je suis devenue une vraie battante. Depuis, je parcours les listes de femmes destinées à être lapidées, que m'envoie régulièrement Amnesty. Peu de gens s'intéressent à la poésie de nos jours. Quel est selon vous le statut de cette forme d'art ? La poésie est mal vendue et le public veut des romans qui l'amusent, et c'est triste. La grande presse n'en parle pas, et ne s'y intéresse pas. C'est un monde très fermé. Je vis dans ma propre république de poésie, je fais partie de neuf jurys spécialisés, j'écris pour une revue de poésie « Europe », je corrige de jeunes poètes et je leur donne des conseils, et je traduis des poésies de l'arabe au français. Nous sommes une petite communauté et nous nous lisons entre nous. Vous vivez en France, et pourtant aucun roman ou recueil ne raconte ce pays. J'adore vivre en France et j'y vis depuis 37 ans, mais tous mes romans se déroulent ailleurs. La majorité de mes romans sont tournés vers l'Orient, ou le Maghreb. Quelle est votre relation à la langue française ? C'est une langue qui m'a sauvée, je n'aurais jamais pu écrire en arabe, il me fallait traverser la frontière qui sépare ces deux langues pour me sentir dans un espace libre, et pouvoir m'exprimer. L'arabe est une langue gutturale, et a été créée par des gens qui ne raisonnaient pas peut-être mais qui ont réussi à créer le bruit que produit l'objet, celui qu'on ressent dans la gorge. Il y a plus d'eau dans « bahr » que dans « mer ». « Chajarat » est plus feuillu qu'« arbre », et pour moi la lune est masculin comme « kamar ». Deux langues se croisent constamment dans ma tête et si je suis traduite dans quinze langues c'est parce que j'ai su mettre deux langues dans un même moule. On m'a dit que j'étais dyslexique et bigame, que je regardais une langue et que je louchais vers une autre langue. Vive le strabisme s'il est ainsi. Et si je pouvais un jour écrire le français de droite à gauche je ne dirais pas non. Vous êtes originaire du village de Bécharré au nord du Liban. Quelle est la part de Gibran Khalil Gibran dans vos écrits ? Quand j'étais jeune j'étais très influencée par lui, mais maintenant je trouve que ses écrits ne sont plus modernes, mais conservent leur beauté. C'est comme l'Evangile. J'aimerai tant qu'on me permette de moderniser son écriture mais aucun éditeur n'oserait le faire.