« Je parle espagnol à l'église, français avec les dames, et allemand aux écuries ». On prête à Charles Quint, le souverain d'un empire couvrant tous les fuseaux horaires – qu'on me permette cet anachronisme – ces propos exemplaires. Exemplaires de la situation linguistique d'avant l'Etat-nation, quand l'unité politique ne présumait pas l'unité linguistique, et exemplaires de la réalité sociale du plurilinguisme : on ne dit pas la même chose dans la même langue, chaque morceau de la réalité, chaque interaction, a son idiome de prédilection. En l'occurrence, dans cette réplique de l'empereur, on comprenait que : l'Espagne est sa base, catholique et armée, les Français ses concurrents, qu'ils dénigrent comme précieux et efféminés, et les principautés allemandes protestantes ses ennemis inexpiables. Le plurilinguisme révélait donc toute une hiérarchie sociale et politique. Le Maroc, autre Saint-Empire d'Occident, n'a jamais quitté les berges enchantées du multilinguisme pré-national. L'arabe de mosquée et l'arabe de rue sont différents, comme les berbères de montagnes, comme les arabes des villes. Le français, l'espagnol se sont ajoutés à une réalité déjà complexe. L'arabisation de l'éducation, dans les années 1980, serait-elle aujourd'hui poursuivie par l'arabisation-berbérisation des médias ? Il ne s'agit pas là seulement d'un problème linguistique. D'une langue qu'on change pour une autre. La volonté d'acquérir une langue unique (ou deux) plutôt qu'une mille-feuille d'usages linguistiques est certainement dommageable d'un point de vue culturel idéal, mais celui-ci n'existe pas dans la réalité vivante. Celle-ci au Maroc nous dit, en permanence que : la francophonie est un signe de supériorité social, et d'exclusion politique. Et pourtant... Le Maroc entame, en 2012, une révolution culturelle et sociale que les pays européens ont réalisée au XIX° siècle, que les pays arabes ont réalisée dans les années 50. Le royaume préserva un plurilinguisme d'ancien régime, pour le pire certes (l'exclusion social et l'analphabétisme participaient de ce plurilinguisme) mais pour le meilleur également. On peut souhaiter le maintien de la richesse culturelle joint à plus d'égalité et d'homogénéité sociale et politique. On peut imaginer qu'une telle association (plusieurs langues, une seule citoyenneté) ne soit pas seulement un souhait illogique et chimérique. Certes, on ne connaît pas de pays plurilingue et démocratique : le Canada, la Belgique, la Suisse, sont en pratique des morceaux de monolinguisme fédérés. Ce souhait devrait se fonder sur une réflexion sérieuse sur les principes et les outils permettant la conciliation de ces deux exigences : pluralité culturelle, unicité citoyenne. Le choix du gouvernement actuel va dans un sens plus simple, peut-être plus efficace. Mais dire que l'arabisation est un simple motif populiste, c'est en tout état de cause, négliger cet aspect : l'accès à l'espace politique passe par la promotion de la langue majoritaire. C'est bête mais c'est juste. Ceux qui s'opposent à ces mesures en cours, et qui anticipent la multiplication de mesures similaires, dans des domaines voisins – festivals, presse, université... –, ont tort de réduire cette politique identitaire menée par le gouvernement actuel à de simples calculs électoraux. Une logique les sous-tend, une logique de nivellement (par le bas) mais aussi d'égalité et d'ouverture de l'espace public. Penser le maintien de la multiplicité linguistique marocaine actuelle, c'est devoir penser sa généralisation par l'éducation, et surtout parallèlement, dépolitiser la question linguistique, chercher d'autres dénominateurs communs de notre vivre-ensemble, qui ne soient ni la langue (qui nous divise), ni la pratique religieuse (qui est diverse). La monarchie et l'Etat de droit, la monarchie gardienne de l'Etat de droit, ont fourni à la Grande-Bretagne les bases de sa tradition libérale, qui la préserva des catastrophes idéologiques. Le Maroc pourra utilement s'en inspirer.