Dans le premier spectacle de Gad Elmaleh, à la fin des années 1990, une des personnages, Mme Tazi, explique à son interlocutrice, éberluée, que son fils et « Abderrazaq el Merhaoui », « c'est pas la même chose ». Il faut être Marocain pour comprendre la portée de ce jugement péremptoire. Le « pas la même chose », de Mme Tazi, les Marocains, instinctivement, savent qu'il n'est pas économique, ou pas seulement. El Merhaoui peut être riche, et le fils Tazi en faillite, mais « c'est pas la même chose ». Cette situation – une différence ethnoculturelle factice qui s'ajoute sans se confondre à une différence socioéconomique – est aujourd'hui très rare dans le monde. Mais elle n'est pas inédite. Dans l'Angleterre du XIXe siècle, et encore un peu aujourd'hui, les « proles » enrichis ne fréquenteront jamais les clubs des aristocrates, qui restent ouverts aux nobles endettés et enguenillés. Pourquoi une telle configuration n'existe plus au Moyen-Orient, ou plus près de nous en Algérie ou en Tunisie ? Il y a sans doute d'abord la prégnance culturelle de schémas mentaux propres à la société marocaine. Le mélange de confrérisme, de chérifisme et de culte des saints, particulièrement insistant au Maroc, a des effets politiques spécifiques. Mais la raison ultime à cette exception sociologique marocaine tient aux révolutions des années 50 et 60 que connaissent alors les pays arabes. L'égypte (1952), la Tunisie (1957, fin du Beylicat), l'Irak (1958), le Yémen (1961), l'Algérie (1962), ensuite plus tard la Libye (1969), ne se débarrassent pas seulement d'un maître pour le remplacer par un autre. Il est faux de considérer ces révolutions comme de simples coups d'Etat militaires, remplaçant la couronne par le képi. C'est passer à côté de ce qui fit leur force auprès des populations. Ce qui a disparu d'Egypte après 1952, ce ne sont pas les Khédives, dont le rôle, après tout, était déjà déclinant, si tant est qu'il fut important un jour. Ce qui a disparu, ce sont les effendis et les pachas, les beys et les khawagas, tout cet ensemble ambigu constitué d'anciens fonctionnaires ottomans, de bourgeoisies binationales tenant les postes économiques importants, de grands propriétaires terriens. Toute une faune que décrivent les romans de Lawrence Durrell (Quatuor d'Alexandrie) et les comédies musicales égyptiennes de l'époque. Les marxistes égyptiens des années 30 et 40 déploraient l'inexistence d'une conscience de classe en Egypte, mais il faisait bien remarquer, comme d'ailleurs les observateurs de l'Algérie coloniale, que cela était dû à la superposition à la pure différence économique, d'une différence culturelle : raciale en Algérie, ethnoculturelle en égypte. Cette révolution sociale ne s'est pas produite au Maroc. Au lendemain de l'indépendance, la ferveur qui auréolait Mohammed V, sa proximité des masses paysannes, auraient pu briser la superbe d'élites urbaines apeurées par le danger des réformes agraires, avides de récupérer les positions abandonnées par les colons et les classes moyennes juives qui commençaient leur émigration. Mais cela n'eut pas lieu. La guerre froide, et la droitisation du régime à Rabat cristallisèrent autour de la petite bourgeoisie des médinas de Fès, de Rabat ou de Tétouan, une aura de différence ethno-sociale qu'elle fit tout pour conserver : endogamie matrimoniale, prise de participation dans des secteurs stratégiques, et politique culturelle de différenciation systématique (marginalisation et arabisation de l'enseignement public, ségrégation urbaine, néo-traditionalisme religieux, etc.) Mme Tazi a raison : une bonne, un jardinier, « c'est pas la même chose ». Pas seulement à cause du niveau de vie. Ce fut l'erreur de la gauche marocaine, de négliger tant les aspects culturels qui solidifiaient cette situation. « C'est pas la même chose » au point où un jardinier, une bonne, enrichis, ne rentraient pas dans le milieu dont parle Gad Elmaleh. Ce qui leur manquait, c'était une notion commune et unifiée de la citoyenneté, celle que les pays arabes ont forgée dans les années 50, et celle que le Maroc, désormais, doit à son tour construire, dans le respect de son histoire et de son exception.