La photographie n'a pu être introduite au Japon qu'en 1859, à cause de la politique du protectionnisme. Elle a été très vite adoptée comme un des symboles de la modernisation. L'usage autochtone l'a adaptée à la culture du pays : goût pour le détail, justesse du cadrage, le vide, l'ombre, le trait de la calligraphie. Autant de paradigmes civilisationnels qui trouvent leurs corollaires dans la tradition du zen, du haïku, de l'art culinaire, de l'arrangement floral… Diffusée d'abord dans les livres, la photographie japonaise ne va trouver sa place sur les cimaises des musées que vers les années 70. Une reconnaissance arrachée par les talents d'artistes photographes comme Shöji Ueda, Shomei Tomatsu, Eikoh Hosoe, Daido Moriyama et plus récemment Araki. Ryuji Taira est issu de cette longue lignée de photographes et de la séculaire tradition japonaise qui, selon Junichiro Tanizaki, poétisait toute chose. Né en 1960, à Kumamoto, dans la province de Kyüsyü, au Japon, élève du photographe Tadashi Takamura, puis assistant photographe, il ne tarde pas à initier une carrière de photographe commercial. En 1988, alors qu'il a commencé son travail personnel, il se rend à New York pour y poursuivre sa carrière. Il apprend, par ailleurs, l'art du tirage au platine auprès de Monsieur Koichiro Kurita. Depuis, il partage sa carrière entre les Etats-Unis et le Japon. Les (14) photographies de Ryuji Taira, exposées à la Galerie 127, à Marrakech, sont une ode (japonaise) à la nature autant qu'à l'art de la photographie. Le calotype, procédé photographique qui a hérité du daguerréotype, a été également appelé par son inventeur Felix Fox Talbot The Pencil of nature (titre du premier livre de photographies originales). Ce procédé privilégie le paysage, l'architecture et la nature morte. Or aussi bien le motif récurrent du pissenlit que l'accentuation du trait et de l'ombre dans ces photos font penser à cette photographie ancienne – mais aussi à la grâce du trait et à la délicatesse du geste du calligraphe incarnées par l'élégance, la forme longiligne et verticale du pissenlit ; par les pistils terminaux prenant l'apparence des poils du pinceau. C'est pourquoi nous parlons de photographie à la japonaise. Les prises de vue ont été réalisées à la chambre. Le tirage au platine et au palladium est effectué par Ryuji Taira lui-même. Un procédé qui confère à l'image une grande subtilité de tonalités, une possibilité de contraste et de modelé, une extrême finesse, une précision et une inaltérabilité bien supérieure au tirage argentique. Ces photos sont en plus une invitation à la méditation, mais une méditation autour vide (bien qu'on puisse penser aux corbeaux de Masahisa Fukase et à l'érotisme floral, – la fleur étant la métaphore du sexe féminin – chez Araki), comme si, entrant dans l'univers de ces photos, le spectateur devait retenir son souffle de peur de déranger son ordre fragile et délicat : disperser les pistils du Tanpopo (le pissenlit en japonais), surprendre l'envol hypnotique d'un papillon. Ici tout flotte à la surface comme pour mettre en valeur encore une fois le geste, le trait, l'épuration, la sustentation et la surface du papier. Celui choisi par Ryuji Taira est papier fait main. Le papier de Gampi-shi appartient à une plante de la famille des Daphné, appelé aussi le « roi du papier » pour sa beauté et son élégance. Utilisé depuis des siècles au Japon, sa particularité consiste en la finesse de son grain et en sa singulière brillance légèrement dorée. Beauté et splendeur du papier japonais (et chinois) que Junichiro Tanizaki n'a pas cessé de mettre en relief. Enfin la taille des tirages fait valoir cet art du minimalisme et de l'infiniment délicat propre à l'art japonais. Fleurs et insectes prêtés à voir (la métaphysique du vide forclos la possession) dans leur frêle beauté littérale, mate comme un haïku : « j'appelle ainsi, nous dit Roland Barthes, tout trait discontinu, tout événement de la vie japonaise » avant d'ajouter à propos de ce genre poétique en faisant (la coïncidence !) référence à la photographie – la photographie et le haïku associés par ailleurs dans un autre passage du même Barthes, à l'inflorescence ( autre co-incident) : « Le sens n'y est qu'un flash, une griffure de lumière…celui d'une photographie que l'on prendrait soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l'appareil de sa pellicule ».