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Providence, complot et paranoïa | Le Soir-echos
Publié dans Le Soir Echos le 01 - 02 - 2012


Providence, complot et paranoïa
Omar Saghi Politologue et écrivain, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris www.omarsaghi.com
Au XVIIe siècle, Bossuet enseigne au dauphin du trône de France l'Histoire de l'humanité. Il en tire son discours sur l'Histoire universelle. La succession des empires, les victoires et les chutes des rois, tout et tous sont aux mains de la Providence divine. Cette simplification est au fondement de la vision qu'avaient les sociétés traditionnelles de leur politique. Dans le monde musulman, Tabari ou Baladhuri ne pensaient pas autrement. Un historien, s'il ne voulait pas être que chroniqueur, en introduisant un principe de causalité, ramenait immanquablement la diversité angoissante du monde au Dieu unique. La modernité a fait imploser cette agréable réduction. Une vérité prosaïque et dure s'imposa à tous, philosophes et observateurs : les causes des bouleversements historiques sont nombreuses et embrouillées. A la main de Dieu, implacable mais juste, la modernité substitue le hasard et les mécanismes aveugles.
Le complot remplace la providence
Dans une succession idéale des choses, cette vision de l'histoire comme mélange d'aléas et de rationalité se serait imposée. Mais en réalité, ni Max Weber ni Tocqueville ne remplacèrent la théologie auprès de l'opinion publique. Celle-ci s'inventa une nouvelle providence, sécularisée et post-théologique : le complot fleurit en Occident à mesure que la pédagogie cléricale reculait. Le Juif ennemi de race remplaça le Juif déicide, la société secrète toute-puissante remplaça le Tout-Puissant, les plans secrets de partage du monde remplacèrent les desseins impénétrables de Dieu. Relisez Dumas ou Balzac : toute l'Europe romantique, passant de la tradition à la modernité, est prise de cette fièvre qui dura jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Aux Etats-Unis, cette fièvre couve encore ; ses pustules font l'essentiel des intrigues des films américains : les communistes, E.T. ou la CIA sont censés tout diriger, tout manipuler, tout corrompre jusqu'à ce qu'un héros solitaire démasque, déjoue, dévoile… Toujours le complot, la paranoïa, et la causalité unique. Dans le monde arabe, la croyance dans le complot, les mains invisibles et les pactes secrets date de quelques décennies. Elle fait le délice des médias et de leurs publics. Chaque nouveau rebondissement dans l'interminable roman-feuilleton de l'histoire arabe contemporaine – la Guerre des six jours, l'invasion du Koweït, le 11 septembre, le Printemps arabe – est l'occasion d'une multiplication de ce type de discours. Les mêmes facteurs jouent en Orient comme ils jouèrent en Europe : la sécularisation, qui avance masquée, vide l'espace public de la Providence et lui trouve des substituts, le complot, les Américains et les sionistes, les Saoudiens, le pétrole, le dollar et la franc-maçonnerie.
Pouvoir de Un, science de Un
Mais une dimension supplémentaire est à prendre en compte : quatre décennies de dictatures illégitimes charpentent une psyché collective particulière. Le pouvoir de Un, comme aurait dit de la Boétie, est d'abord un principe de causalité unique en politique : la réussite ? C'est Lui. La victoire ? C'est encore Lui. L'échec ? La sécheresse ? La crise économique ? C'est l'ennemi de Lui, son autre symétrique. Ce modèle cognitive n'était pas une perversité mentale. Car effectivement, en Irak comme en Syrie, en Libye comme en Tunisie, Lui décidait de votre avancement professionnel, de votre réussite économique, de l'ensemble de votre vie et Lui, dont le visage souriant ou martial vous confrontait à chaque carrefour, pouvait également décider de votre mort. La paranoïa qui en découlait n'a pas manqué d'affecter la perception de la réalité. Si Lui peut décider d'une simple broutille, comment croire que les guerres et les révolutions Lui échappent ?
Les théories du complot à propos des révolutions dans le monde arabe, des événements en Syrie, des difficultés en Libye ou en Egypte, s'insèrent dans ce vaste schéma mental : le pouvoir de Un, qui monopolise l'espace public, s'accompagne de la science de Un, qui ramène tout phénomène à un dénominateur commun. La paranoïa, dont on connaît la dimension policière, a aussi une dimension scientifique. Le complot est la police secrète des sciences sociales. Les théories du complot qui fleurissent de nouveau chez les Arabes disent combien Un est toujours là.


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