Nabil Karoui, patron de la première chaîne du Maghreb, Nessma TV. nous raconte comment la chaîne a vécu, de l'intérieur, la fuite du dictateur Ben Ali. Comment avez-vous vécu la révolution à l'intérieur de la chaîne ? Avant la chute de Ben Ali, nous étions soumis à une licence, très restrictive, car il fallait parler ni de politique, ni de social, ni de rien; on était donc une chaîne d'entertainment. Ça marchait plutôt bien. Lorsque les événement ont éclaté en Tunisie, on était très peinés car on voyait ce qui se passait, tout le monde était sur Facebook, on voyait les vidéos des manifestants, et celles de nombreux morts, sauf que quand on allait à l'antenne, c'était très soft, car on était tenu en laisse. Quatre jours avant le 30 décembre, un responsable m'appelle pour me dire que le président te demande de faire une émission pour contrecarrer France 24 et Al Jazeera qui « vendent des bobards sur la Tunisie » : complot étranger, terrorisme, bref un classique de tous les tyrans. Je lui ai dit que je n'avais pas de journalistes formés pour ce travail, pour qu'il me lâche la grappe. Le problème c'est qu'il avait insisté, ils voulait profiter de notre notoriété, surtout qu'on n'avait pas d'antécédents « Benaliesques ». Le lendemain, je leur ai donné mes conditions, qui étaient d'avoir une autorisation de tournage à Sidi Bouzid. Quelle avait été leur réaction ? Le ministre de la Communication de l'époque était horrifié, et moi soulagé. Mais le soir même, j'ai obtenu l'accord. J'avais alors envoyé un journaliste sur place, le 30, nous avons diffusé l'émission. Ben Ali s'attendait à ce qu'on lui léche les pieds. Mais l'émission était tout sauf élogieuse envers lui. L'émission a été un véritable tremblement de terre, d'autant plus que le lendemain, plusieurs journaux ont profité de l'occasion pour oser, à leur tour. Le pouvoir était, du coup, terrifié. J'ai été convoqué par le procureur, je devais aller en prison le 10 janvier, et la chaîne devait être remise à mon associé. Mais bon, le mal était déjà fait. Qu'en est-il du 14 janvier ? Arrivé le 14, nous qui n'avions jamais fait de news, avions enchaîné plus de 12 heures de direct. Et deux mois durant, nous passions entre six et huit heures de direct par jour. Nous avions dû convertir toute notre équipe, ceux qui faisant du divertissement ont dû, malgré eux, faire de la politique. Et comme c'était le couvre-feu, on dormait à 300 ici, invités comme journalistes. C'était un vrai squat. On devait faire des réunions de rédaction à 2h du matin. C'était à ce moment où on avait pris un espèce de pouvoir médiatique dans le pays, parce que Al Jazeera et France 24 avaient perdu leur attrait. Est-ce qu'on pourrait voir un jour la création d'une chaîne 100% news appartenant à Nessma ? Non, ce n'est pas notre vocation. Entre nous, l'information ne rapporte que « sdaa rass ». Je vous parle en business man, il n'y a aucune chaîne d'information qui gagne de l'argent. Derrière France 24, il y a le gouvernement français, et derrière Al Jazeera il y a l'émir du Qatar, et moi j'ai qui derrière ? Pour gagner ma vie, je préfère diffuser la Coupe d'Afrique ou la Star Academy, c'est beaucoup plus lucratif. Malgré tout, contre notre plein gré, on se trouve encore obligé à faire des news, surtout après ce qui s'est passé le 14 octobre, on est tout à coup devenu une icône de la liberté. Vous parlez de la diffusion de Persepolis ? Oui, on vient de faire un étude récemment. Il en ressort que les principales forces politiques en Tunisie sont Ennahda et Nessma (rires). C'est incroyable. On est devenu un parti politique sans le vouloir. En fait, le modèle de société moderniste qu'on défend au Maghreb est tout le contraire de ce que souhaitent faire les islamistes. Vous n'êtes pas très optimiste ! Je suis réaliste. On est pas en train d'aller vers la Tunisie démocratique qu'on voulait. Ils ont gagné par leurs urnes, tant mieux pour eux. En fait, le vrai problème que nous, les Arabes, avons, c'est qu'on ne nous pas appris ce mot magique : « l'alternance ». Et il n'y a pas de démocratie dans alternance. On est plutôt habitué à l'alternance dans le foot, mais pas en politique. En plus de cela, ceux qui sont dans le gouvernement sont toujours membres de la Constituante, alors que normalement ils devraient céder leurs fauteuils. Tout cela est un mauvais signe pour l'avenir démocratique. Il y a un grave problème de gouvernance et de conflit d'intérêt. Il ne faut pas oublier que ce n'est qu'un gouvernement transitoire, ce ne sont pas des Législatives qui se sont déroulées, or ils se croient vainqueurs des Législatives. Est-ce que vous avez des lignes rouges ? Bien sûr. Ce sont les lignes rouges de la société. On est dans un pays arabe et musulman. Nous sommes une chaîne maghrébine, mon objectif c'est qu'on soit une chaîne familiale, grand public. Notre but n'est pas de choquer. Mais je veux que ce soit une chaîne moderne. On est une chaîne généraliste grand-public, mais on maintient notre idéal moderniste.Une dernière chose. Le 23 janvier, je passerai au tribunal, et je risquerai 3 ans de prison. J'aurai jamais dû passer au tribunal, car ça n'a pas de sens. Tout cela parce que j'ai diffusé un film, alors que le film a eu une autorisation pour être diffusé dans les salles tunisiennes. La version tunisienne de Persepolis a été financée par une association de femmes tunisiennes. Ceux qui doivent être en prison ce n'est pas moi, ce sont ceux qui ont voulu saccager les locaux de la chaîne et ceux qui ont attaqué mon domicile. Les gens qui ont brûlé ma maison ont été relaxés. Le problème c'est que mon procès est le premier procès politique depuis le départ de Ben Ali. J'ai 600 avocats contre moi, et dans une seule plainte, tenez-vous bien, il y a 150 000 personnes contre moi. Je vais bientôt entrer dans le Guiness book.