«Les amis inconnus qui nous viennent par nos livres sont comme des pierres où circule le sang».C'est ce que m'écrivit, il y a quarante ans, Marcel Schneider en dédicace d'un de ses romans. Mais songeons plutôt à nos compatriotes. Par exemple à cet ami qui me téléphone de Casablanca pour me prier d'écrire – sans gages, semble-t-il – un texte traitant des tendances de la littérature marocaine de langue française.Je lui conseille immédiatement de s'adresser plutôt à Khalid Zekri, l'universitaire auteur de Fictions du réel (L'Harmattan). Un ouvrage assez fourre-tout sous-titré Modernité romanesque, écriture du réel au Maroc, 1990-2006. Zekri relooke à sa guise le paysage littéraire marocain. Il voit des tendances-et des écrivains!-partout. Le moindre «lavre» (pour reprendre la formule chère à Pierre Bourdieu traquant l'imposture) devient sous son regard un livre symptomatique d'une évolution tendancielle. Et tout graphomane est un écrivain, pourvu que ses volumes aient trouvé imprimeur.Les tabagiques ne réagissent pas autrement : toute volute fait ventre ! Mais gare aux effets sur les poumons !On respire ainsi une atmosphère truquée par l'encensement des jérémiades immatures ou des harlequinades aux coloris fades. A moins que l'outrance de telle ou telle autocélébration hystérique soit tenue pour une protestation contre les tragédies de l'existence.Plutôt que d'enfiler les tendances comme on enfile les perles, je préfère lire, un à un, les auteurs.Me détourner de ceux qui radotent, même s'ils profitent ( ?) de l'assentiment feint de quelques zélateurs stipendiés. Plutôt retrouver les écrivains inclassables, qu'ils rugissent ou chantent, voire seulement chantonnent, mais sans chercher à tromper le chaland. Quant aux lecteurs, où se cachent-ils ? Chez personne?Classer, déclasser, ce n'est point mon affaire. Découvrir, si. Entendre une voix, l'écouter, la suivre, comprendre ce qui l'anime, la désaxe ou l'institue.La situer, cette littérature marocaine de langue française ? Par rapport à la littérature marocaine de langue arabe ? Mais comment et à qui faire entendre que Zafzaf ou Choukri, lorsque j'écoute quelques pages dans leur langue originale, plutôt que de les lire en traduction, me parlent plus que les plus belles pages du plus passionnant écrivain marocain de langue française, notre cher Mohamed Leftah ?Enrôler tels ou tels dans une troupe ( ?) qui constituerait une tendance ? Non merci.Lire et relire, même les ouvrage les plus ineptes – il y en a – pour déceler les voies et les moyens de la complaisance obscène, de la paresse se vêtant des oripeaux d'un narcissisme niaisement dénié.Rechercher l'olibrius, un homme ou une femme n'ayant pas peur d'écrire avec le meilleur ou le pire de soi, mais d'écrire vraiment, comme on s'arrache aux mensonges.La littérature n'est pas supérieure à la vie. Celle-ci est parfois un gouffre où tombent des innocents, à moins qu'on soit coupable ( ?) d'être pauvre et condamné éventuellement, par la brutalité du sort, à la prostitution.Le livre inclassable dont je recommande la lecture, c'est bel et bien ce volume où s'expriment Lakbira, 19 ans, mère de Fatima, 22 mois, et aussi Houria mère d'un petit garçon de 8 mois lorsqu'elle se racontait à Amel Ayouch, et enfin Milouda, 19 ans, mère de Naïma 9 mois.Ouvrez Violenscène (aux éditions AÏni BennaÏ, 2007). Ces entretiens ont eu lieu il y a plus de six ans. Abdelmajid El Haouasse en assura la dramaturgie. C'est un des textes les plus puissants de la bibliographie marocaine de langue française. Comment vont aujourd'hui Fatima, Hatim, Naïma ? Savent-ils déjà lire ?On lit le calvaire enduré par ces jeunes femmes, se disant qu'il y a vraiment des coups de babouche qui se perdent. Quant à l'association Solidarité Féminine, nul besoin de babouche, il suffit de lui dire : «Chapeau !»Mais tous les chapeaux ne sont pas «tendance»…