Pour désigner les réalités les plus hybrides, les moins commodes, on adopte les termes les plus douteux, les néologismes les plus ambigus. Au Maroc, pour parler du vaurien interlope, cette créature de la ville coloniale et du capitalisme prédateur, on puisa dans le langage du colon honni et d' « ouvrier » on fit « zoufri » ; pour appeler le voyou libertin, on inventa « salgout », naturalisation de « sale gosse » et par d'autres voies, inconscientes, retrouvailles avec « sa‘louk », antique et authentique mot arabe pour parler des vagabonds bannis de leur tribu. Inversement, beaucoup de lecteurs croient tirés de mots européens des vieux vocables arabes : ainsi de « awbash », plèbe, qu'on pense être l'arabisation de « apache », terme de l'argot parisien du début du XXe siècle désignant les voyous urbains, alors même que « awbash » est utilisé très tôt par des chroniqueurs arabes du Moyen-Âge… Ces relations entre les mots et les réalités, les poètes, avec jubilation, les érudits avec méfiance, les savent et les soulignent. Un phénomène ancien dans le monde musulman Aujourd'hui, au Maroc, on importe un terme égyptien, « baltagia », pluriel de « baltagi », pour désigner une réalité également répandue dans le monde arabe. On a nos propres termes, mais en y substituant le vocable égyptien, sans doute y cherchons-nous un gage d'universalité ou de science. Qu'est-ce donc qu'un baltagi ? C'est le confluent de deux réalités. La première est universelle mais récente. Les marxistes nommèrent « lumpenprolétariat », cet agglomérat d'individus non pas exploités mais exclus du système de production, et donc prêts à se vendre au plus offrant – c'est-à-dire, dans la vision marxiste du monde, au capital. Ce lumpenprolétariat fournit ses troupes au nazisme contre les socialistes, aux patrons contre les grévistes, à Franco contre le Frente Popular. Aujourd'hui dans la presse arabe, on parle de fascistes, de fascistoïdes et de crypto-fascistes pour désigner ce phénomène, sans qu'on soit toujours conscient des connexions idéologiques qu'on établit dès lors entre le Printemps arabe et l'histoire européenne moderne. La seconde réalité que le terme « baltagi » interpelle est à la fois ancienne et locale. Elle concerne le monde arabo-musulman essentiellement. La réalité de bandes de jeunes hommes faisant cohue dans la cité, se groupant et prêtant main-forte au pouvoir, mais toujours dans des rapports ambigus, et clandestins, remonte à l'âge classique des villes musulmanes. Au Proche-Orient, on les appelait les « Ahdath », en Irak et en Iran, les « ‘Ayyarûn » ; un peu partout ils ont participé à la création des premières troupes de « shurta », la police urbaine. Renouant avec les factions du cirque à Constantinople – les « bleus » et les « verts », qui mobilisaient des dizaines de milliers de personnes et terrorisaient la capitale de l'empire byzantin à l'occasion des jeux de course –, ils y ajoutèrent des dimensions propres aux sociétés islamiques : esprit de corps clanique, défense du pauvre, puritanisme des mœurs… Plus tard, dans l'Egypte devenue ottomane, on s'habitua à les appeler « futuwa » – côté face, les défenseurs du faible – ou, d'un terme turc, « baltagia » – côté pile, les fauteurs de troubles vendus aux puissants. Les baltagia, des militants comme les autres ? De tels mouvements furent-ils politiques, exprimèrent-ils une revendication propre : autonomisme urbain, protestation économique, idéologie religieuse ? Les réponses diffèrent selon les historiens, les régions étudiées, les périodes concernées. Mais si l'interrogation est légitime à propos de Séville au XIIe siècle, sans doute doit-elle l'être à propos de Casablanca en 2011. Désigner tout trouble qui vient écorner l'avenante façade du printemps arabe de « baltagia », c'est évacuer les racines politiques et sociales du phénomène. Ce nouveau mot dorénavant introduit dans notre lexique politique s'ancre dans des réalités anciennes. Il doit servir à clarifier le débat, non à exclure par la criminalisation. Que le pouvoir, les pouvoirs multiples, puisent des réserves parmi la « baltagia » est un fait avéré, mais elle ne doit pas nous aveugler sur les marges du Printemps arabe, ses oubliés et ses laissés-pour-compte.