Le roi Abdallah a accordé le droit de votes aux femmes. Après la Turquie (1934), la France (1944), la Suisse (1971), l'Arabie Saoudite clôt un siècle de lutte. Rien d'exceptionnel en somme, au regard de la longue histoire, dans cette différence de quelques décennies entre le pays des Wahhabites et ceux des Kémalistes, des Jacobins ou des banquiers. Autre est la manière dans laquelle ce droit fut accordé… Une Constitution octroyée n'a pas la même signification qu'une Constitution arrachée par un soulèvement, un droit négocié n'est pas le même qu'un droit gracieusement accordé. Et longtemps après l'institution d'une loi, les conditions historiques dans lesquelles elle fut fondée marquent sa carrière. Dans le monde arabo-musulman, les droits des femmes furent souvent l'objet d'une mainmise des régimes les plus autoritaires. Les conséquences s'en ressentent jusqu'à aujourd'hui. L'Irak sous Saddam Hussein comptait plus de femmes députées que la France. Mais le Parlement ne servait à rien. La Tunisienne sous Bourguiba était plus libre que la Marocaine sous Hassan II. Mais sa liberté était peu de choses… Ce genre de paradoxe peut être décliné à l'infini. C'est souvent dans les pays les plus autoritaires que les droits les plus avancés furent institués. Car le droit doit négocier, pour se frayer sa voie, avec la société. Celle-ci écrasée par un Etat autoritaire, le droit le plus avancé peut dès lors être institué, malgré, contre la société… Le féminisme, dans le Moyen-Orient, fit ce genre d'alliance ambiguë. On prête à Michel Aflak, le père du Baas, cette parole programmatique : « la femme arabe sera libérée par les casernes » ; il signifiait par-là que l'embrigadement de la société par le parti unique, sa mobilisation par l'idéologie totalitaire, permettraient une émancipation de la condition féminine. Mais à quelles conditions ? La situation de l'Irak après Saddam, de l'Iran après le Shah, autre « ami des femmes », montre assez comment les sociétés se vengent des droits abstraits qu'on leur impose. La crainte, dans les pays arabes en transition, sur l'avenir des droits des femmes, s'enracine dans cette intuition : les sociétés tunisienne, libyenne, égyptienne, furent contraintes plus que convaincues d'octroyer des droits aux femmes ; maintenant qu'elles se libèrent enfin des despotes, elles pourraient être tentées de se libérer aussi des avancées qu'ils leur avaient imposées. L'avancée historique que les femmes saoudiennes viennent d'obtenir participe d'une autre tradition. Ce n'est plus l'Etat dictatorial qui accorde un droit, mais le monarque paternel. Ce féminisme d'un autre genre, une politologue saoudienne, Madawi al-Rashid, l'appelle un « patriarcat d'Etat ». La femme passe de la tutelle de la famille – du père et du mari – à celle de l'Etat dynastique. D'autres catégories de la population connaissent ce type de protection : l'intellectuel de cour, protégé de la vindicte d'une société conservatrice par la bienveillance d'un prince, les minorités religieuses, à l'abri des murailles du palais… Au Maroc, pendant longtemps, le sort de la minorité juive était étroitement associé à celui de la dynastie régnante, et il n'y a pas longtemps, la réforme de la Moudawana aboutit grâce à la médiation royale, non par l'effort des partis désunis. Cette libération à petits pas, propre aux monarchies, ce libéralisme ambigu, qui libère d'une minoration – la femme soumise à l'homme – pour fonder une autre minoration – la société infantile gérée par le paternalisme dynastique – est-il plus durable que l'autre, la libération idéologique et autoritaire ? Un regard du côté de l'Angleterre, où la Couronne joua un rôle central dans la protection des libertés et des droits des minorités, tendrait à prouver que oui. Attendons, avec espoir, de voir la manière dont la société saoudienne accueillera cette avancée marquée du sceau du roi Abdallah. Bien qu'affaibli par la succession qui s'annonce interminable, le régime de Riyad garde encore des ressources traditionnelles dont sont dépourvues les républiques voisines. Le féminisme patriarcal du roi en fait partie.